M. PROUST, A la recherche du temps perdu, « Sodome et Gomorrhe» - commentaire
Publié le 29/06/2020
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« Au cours d'une soiree chez la duchesse de Guermantes, Mme d'Arpajon, qui vient d'être abandonnée par le duc au profit de Mme de Surgis, pense la surprendre avec sa rivale dans une colonnade qui entoure unjet d'eau. Or au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnes, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que l'eau dégoulinant de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par période comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son coeur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une dès choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eut assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu'un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s'épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l'eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque, le grand-duc, qui avait bon coeur, crut devoir s'exécuter et les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l'autre. « Bravo, la vieille!» s'écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d'Arpajon ne fut pas sensible à ce qu'on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu'un lui disait, assourdi par le bruit de l'eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur: « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose. Non! c'était à Mme de Souvré», répondit-elle. Où sommes-nous en effet? : à une soirée mondaine chez la duchesse de Guermantes. Qui nous y est présenté?: une autre aristocrate, Mme d'Arpajon. Qu'est-ce qui justifie son comportement? : les impératifs catégoriques de ce monde frivole, inconscient de ce qui n'est pas son immédiat plaisir, ses obligations mondaines, ou ces renversements d'amour, ces jeux de couples que chacun observe sournoisement : ici Mme de Surgis vient de supplanter Mme d'Arpajon dans le coeur (? !) du duc. De quoi s'occupe-t-on en effet?: de ces passades amoureuses, de surveiller les autres, d'en dire du mal presque toujours, de meubler ainsi un temps qui se néantise. Voir le plaisir du grand-duc devant le spectacle gratuit que lui offre «la belle dame... inond[ée] si complètement [...] que l'eau dégoulin[e] de son décolletage dans l'intérieur de sa robe»... Pas de plus plaisant spectacle en effet : 1. pour le lecteur car il sait qu'elle voulait surprendre sa rivale; or c'est elle qui se fait prendre par le ridicule, en une sorte de retour de la Fortune (ce que souligne le choix du verbe «dégouliner» familier, risible); 2. pour le grand-duc autant que pour nous, lecteurs, car le centre des préoccupations de ces mondaines est en premier leur toilette; or la voici «aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain»: la fin de la phrase s'est «tordue» comme le jet d'eau responsable en suivant les étapes de l'épisode à travers l'ironie dont elle est chargée, qui souligne le côté inattendu de l'histoire, donc l'aspect comique d'une femme que personne ne pouvait s'attendre à voir en cet état dans ce lieu sacro-saint qu'est un salon du grand monde... Cette société -fossile que l'époque 1914-1918 et ici particulièrement 1917 va balayer, le grand-duc Wladimir en est le plus pur représentant. Les oeuvres littéraires européennes de cette fin de xixe siècle regorgent de types hauts en couleur de l'aristocratie russe, autocrates qui se croient tout permis, mais dont le règne est compté (cf. Tchékov). Là encore l'ironie distanciée du narrateur apparaît discrètement dans l'emploi d'un terme: «le Moscovite» ou d'une formule: « le tonnerre de Monseigneur» (pour qualifier son rire tonitruant). M. PROUST, A la recherche du temps perdu, « Sodome et Gomorrhe» ...»
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