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Lyrisme et ironie dans La Chute de Camus

Publié le 09/01/2020

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L'«invitation au voyage», le «Cygne», la fascination de l'enfer, renvoient plus ou moins explicitement à Baudelaire1. Nous avons déjà soupçonné que cette plongée dans le gouffre, qui ne doit pas épargner le lecteur, avait des résonances baudelairiennes. On juge généralement une poésie sincère quand elle n'est pas surchargée de références littéraires. À ce compte, celle de Clamence fleure la culture plutôt que l'inspiration personnelle.

Le lyrisme en dérision

La poésie de Clamence est fugitive, parce qu'il ne donne jamais à son lyrisme les moyens de se développer. « Mais je me laisse aller, je plaide» (p. 18). À cette page sur le songe hollandais, l'interlocuteur (homme de culture) pourrait sans doute reprocher de trahir un peu trop ses sources, mais il serait sévère de la juger déclamatoire. Clamence, comme le confirmera la suite de sa confession, se dépêche de surpasser en sévérité contre lui-même ses éventuels censeurs. À ce stade du récit, on peut voir dans sa remarque la feinte modestie de quelqu'un qui sollicite les compliments. À la lumière de l'ensemble de sa confession, on comprendra que cette auto-dérision fait partie de sa stratégie de la dérision universelle.

Le couplet sur l'archipel grec, qu'on imagine d'une inspiration plus sincère, n'atteindra même pas son terme; il s'éteint en points de suspension :

« Depuis ce temps, la Grèce elle-même dérive quelque part en moi, au bord de ma mémoire, inlassablement... » (p. 104). Les points de suspension marquent une effusion vague, d'où Clamence revient brusquement, comme on chasse un rêve : « Eh ! là, je dérive, moi aussi, je deviens lyrique ! » (p. 104). Dérive prévue et savamment calculée ou, pour une fois, instant d'émotion réprimée de justesse, comment savoir? Il est sûr au moins qu'en désignant le lyrisme par son nom, Clamence en réduit les effets à néant.

1. Voir dans Les Fleurs du mal : « Llnvitation au voyage » (Poème LUI) souvenir d'un voyage de Baudelaire en Hollande, « Le Cygne » (poème LXXXIX), et pour l'enfer, parmi d'autres : «Le Voyage» (poème CXXVI), avec ses derniers vers :

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?

Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau! »

camus

« façon plus générale, ce sont les images, les cadences, voire le ton, qui permettent ce surcroît d'expressivité.

Le lyrisme de Clamence se nourrit de la poésie d'un ailleurs.

Son imagination ne se réduit pas à évoquer les îles de Java ou de Bornéo quand il a sous les yeux les rues d'Amsterdam : ce serait céder à un simple exotisme.

Clamence devine dans la brume et les couleurs de la ville la présence d'un ailleurs; il change les cyclistes en cygnes, il intériorise les rêves (p.

17-18).

Un esprit prosaïque consi­ dérerait l'or comme la simple monnaie d'échange de ce peuple de vieille tradition commerçante; aux yeux de Clamence, il est la couleur à la fois d'une nourriture quoti­ dienne (les «harengs dorés»), des éléments atmosphé­ riques («l'encens doré de la brume») et d'une réalité immatérielle («un songe d'or»), réunissant ainsi poétique­ ment les pôles contradictoires de la Hollande.

Amsterdam s'enrichit des «feuilles mortes» de ses canaux (p.

48) qu'on croirait reflétées dans les vitrines des orfèvres («bijoux couleur de feuilles mortes)}, p.

17) et de ses symboles («cygnes funèbres», p.

17, ou «péniches pleines de fleurs », p.

48) qui invitent à un voyage mor­ tuaire; mais aussi de ces autres vitrines où de belles dames invitent au commerce d'un voyage plus enivrant.

Bref, la ville est, en soi, un univers poétique.

Clamence, pourtant, avoue qu'il se force à l'admirer (p.

48).

Cette cité de canaux, où il a élu domicile après sa chute comme pour se mettre lui-même en enfer, ne répond pas aux aspi­ rations naturelles de son ême.

En la poétisant.

il atténue son chêtiment moral d'une compensation esthétique.

Son Éden est ailleurs, dans un archipel grec (p.

103) idéalisé à proportion de son éloignement : image de net­ teté contrastant avec la brume hollandaise, de courses bondissantes sur les vagues contrastant avec l'incessante et laborieuse déambulation le long des canaux, autrement dit de la jeunesse opposée à l'âge qui s'avance, de l'inno­ cence opposée à la chute.

Une poésie sincère ? Si les paysages évoqués dans La Chute ont une valeur poétique, c'est parce que, loin de se réduire à des évoca­ tions pittoresques, ils illustrent des émotions morales.. »

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