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LUCRECE ou Les pactes du hasard par Annie Ibrahim

Publié le 14/06/2020

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« Une opposition réductrice L'histoire « classique » de la philosophie a rendu un singulier hommage à la tradition épicurienne, à Lucrèce, et à leurs modernes héritiers matérialistes : elle a inventé diverses stratégies d'oubli. Occultation pure et simple d'Epicure, dénigrement de Lucrèce — poète, certes, mais fou, et dont le suicide aurait été la conséquence de la dégustation d'un philtre d'amour ! —, mépris pour Gassendi et les libertins du xviie siècle, relégués dans la non philosophie ou l'antiphilosophie. L'histoire et la philosophie des sciences ont, par contre, permis d'établir le rôle que joua le modèle du « transformisme » lucrétien dans les Systèmes de la Nature au xviiie siècle. Mais certains commentateurs se hâtent encore d'aller quérir des guillemets lorsqu'il leur incombe de nommer par exemple les textes du Discours préliminaire de rEncyclopédie (d'Alembert), du Rêve de d'Alembert (Diderot), ou de la Vénus métaphysique (La Mettrie), et de statuer sur leur appartenance à la philosophie. L'opposition simplificatrice entre une philosophie dite « idéaliste » et une philosophie dite « matérialiste », l'une ayant dominé l'histoire de notre pensée, l'autre ayant été opprimée — Lucrèce refoulé par Platon, les Stoïciens et saint Augustin, Gassendi et La Mettrie refoulés par Descartes et par Kant — n'est guère pertinente. Outre son caractère réducteur, de nombreuses raisons font qu'elle ne nous permet pas de comprendre vraiment ces stratégies d'oubli tissées le long de la trajectoire du Poème de Lucrèce. Que la lecture des six Chants du De natura rerum nous permette d'éclairer cet oubli, en sollicitant le droit d'entrer au Jardin des Amis, avec Memmius, ami de 1'auteur et dédicataire du Poème : autour de Lucrèce, Démocrite et Epicure, Philodème, Montaigne, Giordano Bruno, Léonard de Vinci, Gassendi, Diderot, Buffon, Marx, Bergson, d'autres encore, dont certains de nos contemporains généticiens, mathématiciens et philosophes, qui revendiquent aujourd'hui leur appartenance au Jardin. Car, dans ce petit espace et dans le petit instant de la lecture, à l'écart de la douleur et de l'Histoire, ce que les principes de la philosophie de Lucrèce nous donnent à lire, ce n'est rien moins que les images des mondes infinis qui infiniment se forment, et l'éternité de la sensation de plaisir. L'énigme du Poème En des temps de détresse politique, les Stoïciens et Epi-cure avaient bâti des forteresses, hauts lieux de la résistance scientifique et éthique, tant contre l 'ignorance et la superstition que contre la violence et la déraison. Malgré les persécutions contre Epicure et sa postérité, deux siècles d'épicurisme vivant séparent le maître de son disciple latin. A nouveau la détresse politique, les guerres civiles. Nous sommes à la veille de la chute de la République romaine, lorsque naît Titus Lucretius Carus, vers 98. Jusqu'à sa mort, vers 55, il est le témoin de ces luttes et de la rivalité pour le partage du pouvoir entre Crassus, Pompée et Jules César. Il dénonce souvent avec mépris la scélératesse des politiques que l'on voit « suer le sang et s'épuiser dans leurs vaines luttes sur l'étroit chemin de l'ambition » (V, v. 11321133). Alors, se dira-t-on simplement, lui aussi bâtit sa forteresse, confiant dans l'ataraxie d'Epicure, cette absence de trouble de l'âme, qu'il renouvelle en latin, et livre ainsi à notre admiration l'une des dernières figures de la solitude du Sage antique. Non : il faut rejeter cette image, naïve mais non innocente, qui ne saurait rendre compte des diffi-cultes qui entourent son oeuvre : pourquoi la publication du De natura donne-t-elle lieu immédiatement et jusqu'à nous à tant de controverses ? Pourquoi s'offre-t-elle à nous comme une énigme qu'accentue encore la pauvreté biographique de son auteur ? Donnons ici un seul exemple de cette présence énigmatique et contradictoire du De natura dans son époque troublée : Cicéron qui, lui aussi, brigue le pouvoir, a laissé la trace de son admiration pour Lucrèce dans une lettre à son frère Quintus : « Les poèmes de Lucrèce sont bien, comme tu l'écris, riches de l'éclat de l'esprit, mais aussi de l'éclat de l'art » {Lettres, II, 9, 3). Admiration qui a pu donner à penser qu'il était l'éditeur du Poème. Admiration fort ponctuelle, puisque c'est le seul passage de Cicéron qui en témoigne ! Plus tard, il feindra d'ignorer le Poème et fera le silence sur son auteur. Il préférera s'entourer d'autres « épicuriens » comme Atticus, qui partagent le point de vue des Lois, profondément anti-lucrétien, où les dieux et la religion sont convoqués pour garantir l'autorité de l'Etat : « Les dieux sont les maîtres et souverains de toute chose et (...) tout ce qui se fait a lieu par leur volonté et autorité » (les Lois, II, 7). Tandis que Lucrèce : « Prétendre que c'est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde (...) c'est pure déraison » (V, v. 156-166). Et il dédie son poème à son ami Memmius, qu'il veut ardemment conduire à sa philosophie. Memmius qui ne néglige ni les intrigues ni les richesses, et oscille politiquement entre les partisans de César et les optimates de Pompée ! .. .»

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