L'ironie dans L'enfance d'un chef de Jean-Paul Sartre
Publié le 15/05/2020
Extrait du document
«
Vous repérerez les différents types d'ironie qui se font jour dans le texte suivant.
Pour ce faire, vous devez prendre en considération entre autres : (a) le contenu de lanouvelle dont le texte est extrait (« L'Enfance d'un chef ») ; (b) la démarche conceptuelle et le parcours personnel de Jean-Paul Sartre ; (c) le contexte historique ausein duquel évoluent les personnages.
Le Mur, écrit par Jean-Paul Sartre en 1939, est un recueil de cinq nouvelles que Sartre définit lui-même comme « cinq petites déroutes tragiques ou comiques, devantl'existence ».
La nouvelle, « L'enfance d'un chef », se détache du recueil.
En effet, il s'agit d'une analyse psychologique et sociologique d'un personnage du nom deLucien, qui va peu à peu sombrer dans l'idéologie fasciste.
Pourtant Sartre semble dépeindre ce récit avec une certaine ironie, qui lui est propre.
Quels procédésironiques met-il en place pour véhiculer sa pensée ? Quels types d'ironie utilise-t-il pour tourner en dérision la soif irrationnelle de pouvoir ? C'est ce que nous verronstout d'abord avec l'ironie comme paradoxe et puis avec l'ironie comme polyphonie.
I/ L'ironie comme paradoxeIl s'agit là de la conception classique de l'ironie.
Elle correspond à la citation d'Alain Berrendonner : « Faire de l'ironie […], c'est s'inscrire en faux contre sa propreénonciation tout en l'accomplissant.
»
1) L'antiphraseL'antiphrase est un procédé d'ironie utilisé lorsque l'ironisant, c'est-à-dire l'énonciateur de l'ironie, annonce un mot alors qu'il veut faire comprendre le contraire de cemot.Ce type d'ironie se voit tout d'abord dans le titre de la nouvelle, « L'Enfance d'un chef ».
En effet cette marque paratextuelle est ironique car le personnage Lucien esttrès loin d'être un chef.
Il aimerait être vu comme tel, mais il n'est en réalité qu'un adolescent ordinaire connu de personne.
Sartre s'amuse donc à donner ce titre à sanouvelle comme s'il s'apprêtait à raconter l'enfance d'un chef politique et d'un grand dirigeant ayant marqué l'histoire d'un pays, alors qu'il n'en est rien.La deuxième antiphrase du texte est présente au tout début de l'extrait lorsque Lucien « éleva doucement, précautionneusement, sa main ».
Ces deux adverbes ont uneportée ironique quand on connait le contenu de la nouvelle.
En effet, on apprend que Lucien participe à des meetings des Camelots du Roi, dont les méthodes sontparticulièrement violentes, ce qui est en total décalage avec une attitude et des gestes doux et précautionneux.
De plus, juste avant cet épisode dans le café, Lucienavait violemment frappé un juif.
La phrase « il éleva doucement, précautionneusement » est donc en réelle opposition avec sa personnalité.
L'auteur annonce doncbien des mots alors qu'il veut faire comprendre le contraire.
2) L'ironie syntagmatiqueCe type d'ironie consiste à affirmer au fur et à mesure et qui conduit donc à un enchainement absurde.Le premier exemple d'ironie syntagmatique est lorsque Lucien « murmura : « J'AI DES DROITS ! ».
Les majuscules utilisées pour cette phrase nous signalent unemarque typographique.
L'ironie repose lorsque le narrateur nous dit que Lucien murmure alors que sa réponse est mentionnée en majuscule comme si celui se mettaità crier.
De plus, il poursuit en répétant « j'ai des droits ! », ce qui nous renvoi ici à une mécanisation du langage.
En effet il se répète la même idée en employant lesmêmes termes, le but étant de marteler cette pensée dans son esprit.Il continue sa pensée dans la suite du texte lorsqu'il dit « j'existe » « parce que j'ai le droit d'exister ».
Cette pensée philosophique nous démontre bien unenchainement absurde.Il poursuit avec ce type d'ironie lorsqu'il explique les raisons pour lesquelles il « laisserait tomber Maud ».
La première qu'il aborde est qu'« elle voulait tout le tempscoucher avec lui, c'était assommant ».
Le lecteur y voit ici une certaine ironie puisque le fait qu'elle veuille trop souvent coucher avec lui devrait être une raisonvalable pour qu'il la quitte, alors que pas du tout.
L'acte sexuel est normalement perçu comme un moment réjouissant et pas comme une contrainte voir un sacrificecomme le ressent Lucien.
L'ironie et son côté absurde repose sur cela.
Cette raison ne justifie en rien son désir de la quitter.La phrase suivante commente justement leurs ébats et montre réellement un enchainement absurde : « leurs chairs confondues dégageaient à la chaleur torride de cedébut de printemps une odeur de gibelotte un peu roussie ».
Le début de la phrase montre toute l'intensité de leurs rapports et y ajoute une petite touche deromantisme avec « ce début de printemps ».
En revanche la fin de la phrase fait chuter tout le reste.
Cet enchainement est vraiment plus qu'absurde.
Le fait d'associerune odeur de nourriture brûlée à l'acte d'amour est vraiment dégradant pour Maud.
Il ne montre aucun romantisme et conforte son peu de considération pour samaîtresse.Il appuie cette idée avec la phrase qui suit : « Maud est à tout le monde, aujourd'hui à moi, demain à un autre ».
Cet enchainement ironique prouve qu'il considèreMaud comme une chose qui peut se prêter, qui passe de main en main.
Il la considère vraiment comme une prostituée.En imaginant son avenir, « il pensa à l'œuvre de son père ; il était impatient de la continuer et il se demanda si M.
Fleurier n'allait pas bientôt mourir ».
Cetenchainement se révèle être véritable ironie syntagmatique.
En effet, il montre son désir de reprendre l'industrie de son père et va jusqu'à souhaiter que celui-ci netarde pas à mourir pour arranger au mieux son affaire.
Ce raisonnement est entièrement dénué de tout sentiment.
Et c'est bien cela qui provoque l'ironie.
On assisteencore bien ici à un enchainement absurde, il pense à l'entreprise de son père pour aller jusqu'à vouloir que son père meurt pour réaliser son projet.Enfin la dernière manifestation de l'ironie syntagmatique se situe dans la dernière phrase du texte et donc de la nouvelle.
L'ironie est d'autant plus visible qu'elledécoule d'un enchainement absurde mais qu'elle est l'empreinte d'un contexte historique très lourd.
En effet, Lucien souhaitant devenir un chef à tout prix, et voyantqu'il n'en a pas du tout l'allure, souhaite se « laisser pousser » la « moustache ».
En effet, cette ironie est visible au premier plan parce qu'elle dénote d'une immaturitécertaine, comme si l'aspect physique transformait un homme au point qu'il devienne obéi et respecté, comme si une apparence plus terrible faisait de n'importe quelhomme, un chef ! Puis on remarque que cette marque d'ironie à une autre portée.
En effet, cette nouvelle ayant été écrite en 1939, elle est publiée l'année où débute laseconde guerre mondiale.
Adolf Hitler étant le chef du parti nazi, il apparait alors comme l'homme le plus puissant de cette époque.
Célèbre pour sa moustacheparticulière, on comprend facilement que la moustache, pour Lucien, était le symbole même du pouvoir et de l'autorité extrême.
La comparaison de Lucien à Hitlerest frappante.
En effet, tous deux sombrent dans l'idéologie fasciste, cherchent à tout prix le pouvoir absolu et n'ont qu'un but : se débarrasser du peuple juif.
II/ L'ironie comme polyphonieIl s'agit ici d'une conception plus moderne de l'ironie.
L'ironie comme polyphonie découle de l'intrication de plusieurs voix discordantes.
1) Les effets de « feinte énonciation »Cette ironie consiste à ce que l'énonciateur se mette dans la peau d'un autre individu pour dire ce que pense ce dernier.Ce type d'ironie est très visible dans la partie du texte où Lucien imagine précisément son avenir.
Cette partie du texte qui s'étend de la ligne 15 à 23, est un exemplemême de mécanisation de la pensée.
Il se trouve dans une réflexion folle qui n'a qu'un seul objectif : le pouvoir et la possession.
Il parle de la femme qu'il désire, pourlui elle doit être dans le « genre de Pierrette ».
Ces mots employés sont dégradant pour la femme.
Ils renvoient à un statut de femme objet.
Il souhaite égalementqu'elle se garde « chaste pour lui ».
Il veut pouvoir tout contrôler, et souhaite une femme pour cela une femme soumise, naïve et ingénue.
Ce désir de pouvoir mêmedans son propre couple, se confirme lorsqu'il compare un mari à un « maître ».
Il cherche à exercer un grand pouvoir sur sa femme comme sur tout ce qui l'entoure etpour cela il cherche d'abord à la posséder comme une chose.
Sa condition est alors réduite au rang de serviteur, d'esclave.
Il se qualifie lui-même alors d'un « hommeterrible et doux ».
Cet oxymore, cette marque stylistique, n'est utilisé ici que pour renforcer l'idée qu'il est en total contradiction avec lui-même.
Et qu'ainsi il estréellement impossible à cette future épouse d'imaginer « son maître » tellement sa personnalité est complexe.
Elle devait également reconnaître « au plus secret de soncorps le droit de Lucien à la posséder seul ».
Il souhaite donc bien la posséder comme une chose pensant que tout et tout le monde doit lui obéir et de plus, il souhaitequ'elle le fasse d'elle-même, naturellement.
Il renforce cette idée avec la marque typographique en italique « sa ».
Il parle ici de « sa femme ».
Il s'agit donc bien d'unepossession.
Il poursuit par imaginer les détails de leur vie intime : « Lorsqu'elle se dévêtirait le soir, à menus gestes sacrés, ».
On voit apparaître ici, les termes d'unlangage religieux pour ce qui est de l'acte même d'amour.
Il attend vraiment de sa future femme une attitude pieuse et ingénue.
Il compare alors cette scène à unholocauste.
Ce qui convient de penser qu'il désire qu'elle se donne à lui comme un sacrifice que l'on donne à Dieu.
Sa soif sans fin de pouvoir le pousse à se comparerà Dieu, puisque comme lui, il n'a qu'un seul but : être obéi de tous ses sujets, de toutes ses créatures.
« Elle aurait le devoir de ne le montrer qu'à lui et l'acte d'amourserait pour lui le recensement voluptueux de ses biens.
» montre que tout le corps de la femme lui appartient et que l'acte sexuel est en fait le moment où il peutcompter et évaluer toutes les parties de son corps.
Le fait qu'il compare les parties de son corps à des « biens » nous montre bien qu'il les associe à des choses.
A lafin de son imagination délirante, il termine en se disant « qu'il aurait beaucoup d'enfants.
» Cette formulation nous renvoie à celle utilisée dans les contes merveilleux,les contes de fée.
Pour Lucien c'est la même chose, il ne vit pas dans la vraie vie.
Il s'est construit une histoire surréaliste, comme un conte, où une femme (ayant plus.
»
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