Lettre sur les aveugles (extrait)Denis DiderotComme je n'ai jamais douté
Publié le 22/05/2020
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Lettre sur les aveugles (extrait)
Denis Diderot
Comme je n'ai jamais douté que l'état de nos organes et de nos sens n'ait beaucoup
d'influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus
purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la
conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et
sur les vertus.
Je m'aperçus d'abord qu'il avait une aversion prodigieuse pour le vol ;
elle naissait en lui de deux causes : de la facilité qu'on avait de le voler sans qu'il s'en
aperçût ; et plus encore peut-être, de celle qu'on avait de l'apercevoir quand il volait.
Ce n'est pas qu'il ne sache très bien se mettre en garde contre le sens qu'il nous
connaît de plus qu'à lui, et qu'il ignore la manière de bien cacher un vol.
Il ne fait
pas grand cas de la pudeur : sans les injures de l'air dont les vêtements le
garantissent, il n'en comprendrait guère l'usage, et il avoue franchement qu'il ne
devine pas pourquoi l'on couvre plutôt une partie du corps qu'une autre, et moins
encore par quelle bizarrerie on donne entre ces parties la préférence à certaines que
leur usage et les indispositions auxquelles elles sont sujettes demanderaient que l'on
tint libres.
Quoique nous soyons dans un siècle où l'esprit philosophique nous a
débarrassés d'un grand nombre de préjugés, je ne crois pas que nous en venions
jamais jusqu'à méconnaître les prérogatives de la pudeur aussi parfaitement que
mon aveugle.
Diogène n'aurait point été pour lui un philosophe.
Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la
commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la
plainte, je les soupçonne en général d'inhumanité.
Quelle différence y a-t-il pour un
aveugle entre un homme qui urine et un homme qui, sans se plaindre, verse son
sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir, lorsque la distance ou la
petitesse des objets produit le même effet sur nous, que la privation de la vue sur les
aveugles ? Tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir, et du degré
auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la
crainte du châtiment, bien des gens n'eussent moins de peine à tuer un homme à
une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu'à égorger un
bœuf de leurs mains.
Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et
si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n'est-ce pas le même principe qui
nous détermine ? Ah, Madame ! que la morale des aveugles est différente de la
nôtre ! Que celle d'un sourd différerait encore de celle d'un aveugle ! et qu'un être
qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien
dire de pis !
Notre métaphysique ne s'accorde pas mieux avec la leur.
Combien de principes
pour eux qui ne sont que des absurdités pour nous, et réciproquement ! Je pourrais
entrer là-dessus dans un détail qui vous amuserait sans doute, mais que de certaines
gens qui voient du crime à tout, ne manqueraient pas d'accuser d'irréligion ; comme
s'il dépendait de moi de faire apercevoir aux aveugles les choses autrement qu'ils ne
les aperçoivent.
Je me contenterai d'observer une chose dont je crois qu'il faut que.
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