Les romans doivent-ils nous ramener à la réalité (de la vie), ou au contraire nous en détourner ?
Publié le 09/12/2021
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La « fonction de réalité » du roman n'est pas nécessairement une fonction descriptive. III _ Ainsi, la nature des réalités décrites par l'auteur ne peut être une fonction sûre du genre romanesque, qui se caractérise avant tout par l'absolue liberté des objets dont il traite. Les différentes périodes de l'oeuvre de Louis Ferdinand Céline traitent ainsi de données très différentes : l'enfance à Courbevoie dans Mort à Crédit, les voyages initiatiques dans Voyage au bout de la nuit, la fuite hors de France et le séjour à Sigmaringen dans D'un Château l'autre... Pourtant, tout lecteur reconnaît à coup sûr la personnalité de l'auteur dans n'importe quelle phrase de ces trois textes. Le caractère problématique du statut de « réalité » romanesque, au fond, est solidaire de la difficulté pour une conscience individuelle à connaître une réalité objective. La fonction romanesque essentielle, au fond, n'est pas la réalité perçue, mais le regard lui-même, puisque c'est de la perception que découle la notion de réalité. _ De la sorte, poser la question du rapport entre roman et réalité revient, en dernière instance, à s'interroger sur les procédés de transmission d'image, de l'auteur à l'énonciateur (narrateur ou personnage), puis de l'énonciateur au destinataire (le lecteur). Le roman s'attache donc à transformer le regard en écriture, et se définit essentiellement par la fonction du style. La Recherche du temps perdu de Proust s'avère particulièrement révélatrice de cette vérité, puisque le plus simple objet (madeleine, clocher, nymphéa...), par la structure de la phrase proustienne, ouvre sur le monde intime de l'auteur, sur le mode du souvenir (les après-midi chez la tante Léonie), sur un monde esthétique (l'impressionnisme de Monet), sur un monde moral (les transgressions de Sodome et Gomorrhe), sans que jamais ces dimension de la réalité ne soient dissociées.
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A première vue, il est difficile d'attribuer à ce type de question une signification chargée d'une valeur problématique.
En effet, la réponse la plus immédiate que l'on est tenté d'y faire est nécessairement positive : rien ne sort jamais du réel, lequel est bel et biendéterminé par nos fonctions vitales.
Dès lors, la validité de l'affirmation dépend de la définition de « réalité », qui ne signifie plussimplement « ce qui est », mais « ce qui est prosaïquement », ce qui relève autant que possible de données extérieures à l'imaginationhumaine.
C'est en effet un attribut profondément romanesque que de se confronter à la complexité des définitions possibles et descatégories du réel.
Quelle sont les différences de statut, et quels points de rencontre existent-t-ils entre le monde ordinaire et le mondedu romancier ? Enfin, faut-il obligatoirement choisir l'une ou l'autre ; le propre d'un bon roman n'est-il pas un éveil au réel plutôt qu'unefuite hors de celui-ci ? I _ Dans un premier temps il convient donc de distinguer précisément la réalité romanesque de la réalité dite empirique.
De ce point devue le roman est une œuvre de fiction, dont le mouvement est précisément de se dégager des données quotidiennes.
Le Don Quichotte de Cervantès fournit l'exemple très clair du ridicule qui frappe quiconque en vient à oublier la frontière séparant l'expérience vécue del'expérience littéraire.
Le « chevalier à triste figure » expérimente ainsi chacun de ces degrés de confusion, depuis celui qui consiste àinvestir l'objet réel d'une fonction fictionnelle (prendre Rossinante pour un fier destrier), jusqu'à l'hallucination pure (les moulins pourdes géants)._ En ce sens, l'affirmation selon laquelle le roman a pour unique fonction sa réalité est indiscutable.
L'œuvre de Balzac toute entière, quelle que soit la puissance de son réalisme, ne se présente jamais comme une entreprise d'imitation du réel (tâche du journaliste),mais comme une confrontation à celui-ci : une volonté de « concurrencer l'état civil ».
Toute la Comédie Humaine n'est qu'un laboratoire, dans lequel le romancier compose des pulsions, des facteurs sociaux, des habitudes pour créer des personnages, puis cespersonnages obtenus entre eux, afin de créer des situations romanesques._ Peu à peu, la matière romanesque échappe ainsi aux processus réels qu'elle imitait pour ne plus exister qu'en fonction de ses propresmouvements internes, à la manière d'un organisme vivant.
Toute écriture romanesque doit faire face une tentation autarcique.
Unetelle tendance se retrouve en particulier dans l'écriture symboliste, très attachée à la fonction poétique du langage, par laquellel'intrigue et la langue du romancier se ferment à toute influence extérieure, et même jusqu'à un certain point au lecteur lui-même.
A Rebours de Huysmans présente ainsi un personnage vivant en marge du temps, simplement occupé à agencer le décors de sa maison pour s'en faire un univers idéal, c'est-à-dire un système qui exclue tout ce qui lui est extérieur, jusqu'à son créateur qui décidefinalement d'abandonner la maison.
II _ Bien entendu, il n'y aurait pas de sens à envisager un roman qui ne soit pas entièrement construit sur deséléments véritables.
En ce sens, le vécu de l'auteur, ses expériences et ses problématiques sont la sourceabsolue et nécessaire de la fiction romanesque.
Toutefois, le roman est caractérisé par un principe d'ouverture :au contraire d'une conception mallarméenne de la poésie, vouée à la recherche d'un langage pur de toutréférent, le roman est bien souvent mis au service d'une compréhension non littéraire du réel.
Tout au long ducycle des Rougon-Macquart, Emile Zola ne se contente pas de produire une œuvre romanesque : son« naturalisme » consiste à expérimenter dans la fiction des situations qui permettent d'alimenter une réflexionsur la société du XIXe siècle._ Cependant, la fonction mimétique du roman ne s'accomplit pas de manière littérale : non seulement l'auteurpeut choisir de s'attacher à représenter des figures imaginées par ses personnages ( les cavaliers exotiquesrêvés par la Madame Bovary de Flaubert), mais la description peut encore s'attacher à des motifs fantasmés parl'auteur lui-même.
Aussi le genre fantastique présente-t-il une difficulté, puisque pour bien des lecteurs, un textefantastique fait plus que de permettre une échappée fantasmatique hors des lois du réel : il intègre les éléments surnaturels aux descriptions les plus ordinaires, et ce faisant tâche d'agir par contamination sur le réel lui-même.
De ce point de vue, leroman a bien pour fonction le réel, mais il s'agit dès lors d'une fonction de conversion : le roman fait du réel une fiction, dans le mêmetemps où la réalité quotidienne offre un ancrage référentiel au roman._ Pourtant, une attention plus précise accordée à la littérature fantastique permet de supprimer cette dichotomie initiale entre le réel etla fantaisie : Les textes d'Edgar Poe – à vrai dire plus souvent nouvelles que roman – tels que La chute de la maison Usher sont bien des textes fantastiques, mais dont le caractère surnaturel n'est jamais que le prétexte à la construction d'un paysage mental, quiinspire les poèmes du « Spleen » de Baudelaire.
Chez Poe, la notion de surnaturel n'existe que pour en symboliser une autre, celle-citrès humaine, qui est la notion d'impuissance.
Dans une telle écriture, l'auteur ne se satisfait pas d'énoncer une situation : il lui fautl'exprimer, c'est-à-dire la faire naître dans la réalité du lecteur.
La « fonction de réalité » du roman n'est pas nécessairement unefonction descriptive.
III _ Ainsi, la nature des réalités décrites par l'auteur ne peut être une fonction sûre du genre romanesque, qui se caractérise avant toutpar l'absolue liberté des objets dont il traite.
Les différentes périodes de l'œuvre de Louis Ferdinand Céline traitent ainsi de donnéestrès différentes : l'enfance à Courbevoie dans Mort à Crédit , les voyages initiatiques dans Voyage au bout de la nuit , la fuite hors de France et le séjour à Sigmaringen dans D'un Château l'autre ...
Pourtant, tout lecteur reconnaît à coup sûr la personnalité de l'auteur dans n'importe quelle phrase de ces trois textes.
Le caractère problématique du statut de « réalité » romanesque, au fond, est solidairede la difficulté pour une conscience individuelle à connaître une réalité objective.
La fonction romanesque essentielle, au fond, n'est pasla réalité perçue, mais le regard lui-même, puisque c'est de la perception que découle la notion de réalité._ De la sorte, poser la question du rapport entre roman et réalité revient, en dernière instance, à s'interroger sur les procédés detransmission d'image, de l'auteur à l'énonciateur (narrateur ou personnage), puis de l'énonciateur au destinataire (le lecteur).
Le romans'attache donc à transformer le regard en écriture, et se définit essentiellement par la fonction du style.
La Recherche du temps perdu de Proust s'avère particulièrement révélatrice de cette vérité, puisque le plus simple objet (madeleine, clocher, nymphéa...), par lastructure de la phrase proustienne, ouvre sur le monde intime de l'auteur, sur le mode du souvenir (les après-midi chez la tanteLéonie), sur un monde esthétique (l'impressionnisme de Monet), sur un monde moral (les transgressions de Sodome et Gomorrhe ), sans que jamais ces dimension de la réalité ne soient dissociées.
En ce sens, le roman peut se définir comme un point de passageentre les différentes subjectivités, entre les différents niveaux de réalité.
Il ne s'agit pour le romancier ni d'attirer ni de détourner lelecteur d'un hypothétique « pôle inverse » que serait le réel.
Le roman se doit de créer le réel lui-même..
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