LES ASPECTS REALISTES D’UN RECIT ROMANESQUE CONTEXTE
Publié le 26/05/2024
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«
LES ASPECTS REALISTES D’UN RECIT ROMANESQUE
CONTEXTE
-
HISTORIQUE
L’« histoire » du chevalier est fortement enracinée dans
l’Histoire.
Elle se déroule sur une période assez courte, cinq ans au total, et à
une époque précise : les dernières années du règne de Louis XIV.
Une longue tradition veut que Prévost ait évoqué la crise de la Régence
(1715- 1723) ; c’est négliger ce qu’il dit de la façon la plus formelle.
Il
insiste en effet très fortement, dès la première ligne du récit, sur une
contrainte temporelle : « Je suis obligé de faire remonter mon lecteur, au
temps de ma vie, où je rencontrai pour la première fois le chevalier des
Grieux.
Ce fut environ six mois avant mon départ pour l’Espagne » (p.).
Ce voyage espagnol de l’homme de qualité, Renoncour, se situe à la fin de
l’été 1715, au début du tome III des Mémoires et aventures.
Et les
lecteurs de Prévost, qui avaient en mémoire un roman dont ils attendaient
la suite, ne pouvaient s’y tromper ; ils devaient au moins se souvenir que
l’épisode espagnol s’ouvrait sur la mort de Louis XIV, date mémorable
entre toutes.
C’est donc un peu plus de six mois plus tôt, vers février
1715, que Renoncour a rencontré des Grieux à Pacy ; la rencontre de
Calais, après la mort de Manon, a lieu près de deux ans plus tard, à la fin
de 1716, au moment où Renoncour et son disciple vont découvrir le climat
de la Régence.
Il est évident que, s’il l’avait voulu, Prévost aurait sans
aucun mal placé son histoire au temps de la Régence : c’est au tome VI
qu’il aborde cette époque ; il lui suffisait de suivre l’ordre chronologique.
S’il se sent « obligé » de remonter en arrière, c’est qu’il désire placer son
histoire sous l’éclairage historique qui lui convient le mieux, celui d’une fin
de règne.
En février 1715, sur la route du Havre, s’achèvent donc les
aventures parisiennes du chevalier et de Manon Lescaut ; elles ont dû
commencer, si l’on s’en tient aux indications chronologiques fournies par
le texte, deux ans et demi plus tôt, en juillet 1712.
- Le premier épisode ne dure qu’un mois : selon les observations ironiques du père du chevalier, des Grieux a rencontré
Manon à Amiens le 28 juillet ;
- trois semaines se passent à Paris ;
le 29 août, il est ramené par son frère dans sa famille.
Il y
passe un an
avant d’entrer à Saint- Sulpice, au « renouvellement » de
l’année scolastique, soit en septembre 1713.
À la fin de son
année de théologie, vers septembre 1714, il soutient ses «
exercices » et retrouve Manon : près de deux ans ont passé
depuis leur séparation.
- Un mois s’écoule à Chaillot ; l’hiver approche, ils rentrent à
Paris.
-
Arrêtés au cours de l’hiver, ils passent trois mois en prison.
Au début de la seconde partie du récit, nous les retrouvons à
Chaillot, au début de 1715.
dans l’édition de 1753, Prévost ajoute à l’histoire de leur
fragile bonheur quelques semaines qui ne trouvent pas place
dans sa chronologie d’ensemble.
La catastrophe finale, par un puissant effet d’accélération, se
développe en deux jours.
Après deux mois de navigation, les amants vivront ensemble
au Nouvel-Orléans pendant « neuf ou dix mois » ;
un an après son départ de France, Manon est morte ;
des Grieux se retrouvera à Calais environ neuf mois plus tard,
en principe vers octobre 1716.
Seul le séjour des amants au Nouvel-Orléans se situe sous la Régence,
époque qu’ils n’auront pas connue ; leurs aventures se sont déroulées à
Paris dans un climat d’immoralité publique qui, pour Prévost, est celui des
dernières années du règne de Louis XIV : les fermiers généraux tiennent
le haut du pavé, et l’un d’eux se fait construire une célèbre maison rue
V...
en 1713 ; le jeu envahit les salons et les hôtels princiers, le dévot
prince de R.
en tire ses revenus en 1714, et un jeune provincial, tout imbu
de morale traditionnelle, découvre à Paris le scandale de la corruption
générale.
Ses aventures ne seront pas noyées dans le flot d’immoralité de
la Régence, que Prévost a très bien décrit dans le tome VI des Mémoires
et aventures ; pour que son drame prenne toute sa portée, pour qu’il en
soit intérieurement déchiré, il faut qu’il s’oppose à un monde qu’il n’a
jamais cessé de respecter.
Dans L’Histoire du chevalier, la morale
traditionnelle garde toute sa sévérité, l’autorité paternelle est intacte, le
respect du patrimoine et la valeur de l’argent s’affirment encore avec
force.
C’est par rapport à cette échelle de valeurs que la déchéance du
chevalier prend tout son relief.
RÉALITÉS
ÉCONOMIQUES ET SOCIALES
On a souvent remarqué que l’argent tenait une place considérable dans
Manon Lescaut, place unique en vérité dans le roman classique ; non par
un souci documentaire du romancier, cela va de soi, mais parce que
l’argent et surtout le manque d’argent permettent de mesurer à chaque
instant les écarts de fortune dans la hiérarchie sociale, et du même coup
les étapes d’une dégradation : entre le moment où le chevalier projette de
vivre avec Manon en dépensant 2 000 écus (6 000 livres ou francs) par
an, et celui où, sur la route du Havre, il paie un écu de l’heure (3 francs),
« prix courant de Paris», la faveur de parler avec Manon, la chute est
brutale, et elle parcourt tous les degrés de l’échelle sociale.
- Au bas de l’échelle, il y a ceux dont on parle à peine, les domestiques payés à l’époque environ 100 francs par an (un peu plus de 1
000 euros) : le chevalier et Manon auront presque toujours deux
domestiques, même au Nouvel Orléans.
- Manon est de très petite origine ; elle se rend au couvent avec une
dot de 300 francs.
C’est fort peu
- Tiberge, lui, est de famille honorable mais pauvre ; élevé aux frais
des parents de des Grieux, il obtient, par son mérite, un « bénéfice
» ecclésiastique de 3 000 francs par an, bon revenu bourgeois pour
un homme seul : jusque dans les années 1780, le seuil de la fortune
bourgeoise sera estimé à 5 000 francs par an.
- Le chevalier peut proposer à Manon de vivre avec 6 000 francs par
an ; cela suffit juste, dans une optique aristocratique, pour tenir son
rang par une vie « honnête, mais simple » (p.
116) ; mais comme il
consacre les trois quarts de ce budget au jeu, au spectacle et au
carrosse, on devine déjà qu’il court à la ruine.
- La vraie fortune, celle d’un fils unique de grande famille comme le
jeune G...
M..., correspond à un revenu de 40 000 francs par an,
dont il offre la moitié à Manon.
On comprend qu’elle soit séduite :
c’est le train de vie qui lui convient, avec carrosse et laquais, hôtel
privé et domestiques ; des Grieux lui-même en est fasciné.
- Et au sommet de l’échelle, on trouvera la fortune des fermiers
généraux et des vieux parvenus : M.
de B...
donne à Manon 30 000
francs par an, ce qui est fastueux, mais vraisemblable en un temps
où l’on évalue le revenu moyen d’un fermier général à 300 000
francs.
Et c’est pourquoi Manon peut lui voler 60 000 francs, somme
prodigieuse (plus d’un demi-million d’euros), sans qu’il porte plainte
et sans quelle en éprouve de remords.
Quant au vieux G...
M..., il
offre à Manon 10 000 francs d’entrée de jeu.
Ce sont gens de haute
volée, et des Grieux pourra rêver plus d’une fois des « partisans »
de Paris avec leurs « trésors entassés » (p.
195).
Entre les nantis et les pauvres, l’écart est donc immense, de 300 000 à
100 francs ! D’un côté, les demi-dieux, ceux qui vivent dans les plaisirs et
roulent en carrosse ; de l’autre, ceux qui marchent à pied dans la boue,
qui se querellent pour six francs, qui n’ont jamais vu un louis d’or.
Des
Grieux et Manon passent d’un extrême à l’autre : ils rêvaient de rouler
dans de splendides voitures et se sont ruinés pour entretenir un carrosse ;
Manon en vient à accepter les offres de son frère et à se vendre à....
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