L'Écume Des Jours De Boris Vian, Commentaire Linéaire, Dernier Chapitre, Dialogue Entre Le Chat Et La Souris
Publié le 02/12/2021
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L'écume des jours relate la passion de Colin pour Chloé et sa destruction par la maladie et la mort. Après avoir transformé leur existence en un espace pourrissant et délétère, la fatalité, incarnée dans un nénuphar a volé le dernier souffle de Chloé, malgré ses efforts pathétiques pour y résister. L'extrait suivant appartient au dernier chapitre du livre, alors que tout est déjà consommé. La petite souris, génie familier de l'appartement des deux jeunes gens, a échappé de peu à la destruction de celui-ci. Elle vient faire au chat une étrange proposition.
Lecture
Le roman s'achève sur un épilogue en forme d'apologue, qui rappelle la fable, légère et naïve, bien que la fantaisie soit accompagnée par la tragédie, qui sont pourtant deux registres en paradoxe. bien que la fantaisie ait cédé la place à la tragédie. Le dialogue, qui met en scène deux personnages antithétiques aux rapports ambigus, est prétexte à une réflexion sur la vacuité de l'existence : le suicide est au cœur du texte, ainsi que l'expression d'un désespoir violent et doux.
Comment, grâce à une apparente fantaisie, l'auteur aborde les thèmes du tragique et du suicide ?
Le chapitre s'ouvre sur une conversation déjà entamée : le chat fait une réponse à une question que l'on ne connait pas. À la fois cela place déjà le dialogue sous le signe de l'indécision, mais c'est également une manière de rompre avec « l'illusion romanesque « : le lecteur ne surplombe pas la scène, il va la vivre avec les personnages, et progressivement comprendre les enjeux de cette conversation.
« Je suis encore jeune «, « j'étais bien nourri « : le lecteur se demande encore à quoi veut arriver la souris avec de tels arguments. À l'apparition du mot « suicide «, le lecteur commence à construire un sens au dialogue. Sans qu'il s'en rende nécessairement compte, le lecteur est impliqué dans la scène qu'il lit, Vian fait de lui un lecteur actif. Peut-être cela contribue déjà à le rapprocher des personnages car il doit tenter de se mettre à leur place pour comprendre où va la conversation.
Il s'agit d'un dialogue entre un chat et une souris, c'est-à-dire que le chapitre prend la forme d'un apologue animalier : le lecteur pense tout de suite à une fable. D'autant que le suicide est mentionnée dès la troisième réplique : on peut y voir le thème qui sera développé dans l'apologue. Mais s'il s'agit d'une fable, on peut déjà se demander quels personnages-types incarnent nos deux protagonistes. Cependant, Boris Vian ne fait pas totalement concorder son texte avec le genre de la fable car celui-ci prend très souvent la forme d'un récit en vers, quelque fois d'un récit en prose, mais jamais d'un dialogue.
« C'est que tu ne l'as pas vu « : encore une fois, cette affirmation est vague car on ne sait ne sait pas encore qui désigne le pronom : « l' «. Le sens est toujours en construction. Rapidement, il comprendra qu'il s'agit de Colin, mais son nom ne sera jamais mentionné, ni même celui de Chloé. C'est très habile car cela place définitivement le dialogue sous le signe de l'interprétation. Tout persuadé qu'il soit, le lecteur n'aura jamais la confirmation qu'il s'agit de Colin. Et cela fait de lui un acteur de la scène.
« Qu'est-ce qu'il fait ? demanda le chat « : Dans cette première partie du texte, le chat s'exprime souvent avec la simplicité d'une question directe. En effet, dans cette première partie du texte, il va tenter de comprendre.
Le style direct rend l'entretien très spontané, à la différence de beaucoup d'entretiens artificiels au style indirect.
À ce point intervient ce qui peut apparaître comme une analyse psychologique. « Il n'avait pas très envie de le savoir « : le chat n'est pas à l'aise. Peut-être sent-il qu'on va lui mettre sous les yeux un grand malheur qui va nécessairement compromettre son bien-être actuel. Cela va le contraindre à tourner ses pensées dessus, ce qui est dérangeant : cela prouve que les tragédies peuvent lui arriver à lui aussi.
« Il faisait chaud, et ses poils étaient tout bien élastiques « : beaucoup de phrases sont construit sur ce modèle dans le dialogue : deux propositions indépendantes reliées par la conjonction de coordination « et «, qui apparaît dix fois de manière analogue dans le texte. Cette conjonction est la plus simple et donc la plus floue et imprécise qui soit : elle ne précise presque pas le lien qui existe entre les deux propositions : ainsi, l'écriture n'est en rien catégorique, la phrase est construite à l'image de la vie car il est impossible de comprendre le lien clair entre les deux propositions.
Cependant, on remarque que l'analyse psychologique, très présente dans beaucoup de romans, est ici quasiment absente. Le parti pris est celui d'une focalisation externe. Tous ces choix narratifs font du lecteur le témoin direct, le complice des propos.
La souris va tenter à plusieurs reprises de nous faire comprendre ce que ressent Colin. La réponse de la souris prend une tournure très enfantine : le pronom « il « est répété six fois. Ce langage prosaïque ne fait rien perdre à la littérarité du texte : le lecteur y entend sa propre voix, et cela fait fondre toutes les barrières qui existent habituellement entre lui et les personnages.
« Il va sur la planche et il s'arrête au milieu « : cette île-cimetière n'est pas anodine. Le monde des vivants est séparé du monde des morts par une simple planche, et Colin s'arrête au milieu de la planche : il s'agit probablement d'une métaphore, le personnage s'interroge : doit-il continuer sa vie? D'ailleurs, Colin nous apparaît comme un fantôme : n'est-il pas déjà hors d'un monde qui n'a plus rien à lui offrir?
La réponse reste cependant très flou : Pourquoi Colin regarde-t-il dans l'eau ? Qu'y voit-il ?
« Il ne peut pas voir grand chose « : comme toujours, le chat se montre très terre à terre. Avec cette affirmation, il évacue tout sens « métaphysique « à l'action de Colin, la réduisant à son efficacité pratique nulle. Mais l'introduction du terme « nénuphar « est très importante pour le lecteur : il
Quelle expérience le chat détient-il pour dire : « C'est idiot. Ça ne présente aucun intérêt «? On ne sait même pas si il ne voit dans le nénuphar qu'un simple nénuphar, ou s'il sait son grand et tragique rôle dans l'histoire.
La « photo « évoque bien entendu Chloé. À ce point, le sens du dialogue est totalement construit.
Ici, Vian a épuisé tous ses verbes introducteurs. On remarque qu'il ne se soucie pas de les varier : « dire « est utilisé dix-sept fois, relayé parfois par « demander « et « continuer «. On peut interpréter cela comme relevant d'une volonté de conserver la spontanéité des répliques de la « vraie « vie.
« Il ne mange jamais ? demanda le chat « : le chat incarne bien un côté très terre à terre, plongé dans le quotidien, le pratique. Il représente le sens populaire. Il est flegmatique et pragmatique.
La nouvelle tentative de la souris pour décrire l'état de Colin est marqué par un aggravement de la violence de son désarroi : cette fois, on parle de « faux-pas « ; le lecteur sent de plus en plus nettement que Colin tangue entre la vie et la mort.
Utilisation du dialogue et de la parole triviale pour évoquer le malheur humain : de fait, le romancier supprime la distance entre personnage et lecteur et rend plausible les expériences vécues
C'est précisément parce que le narrateur prend le contre-pied d'une expression emphatique que surgit l'émotion, propre du pathétique.
« et je ne peux pas supporter ça « : noir sur blanc, le lecteur a enfin la raison pour laquelle la souris veut abréger ses souffrances. On a dit que le chat incarnait l'homme du commun, quelque peu tourné vers sa petite personne et ses petits plaisirs. Au contraire, la souris est un personnage qui pousse au paroxysme la logique du roman. Dans un roman du plaisir, elle était gourmande, futée, et amusante, dans un roman de l'amour et de l'amitié, elle était toujours prête à dialoguer, à secourir, à alléger la souffrance. Dans un roman du désespoir, elle est celle qui va jusqu'au bout de la logique. En tant qu'animal, on peut se demander s'il est n'est pas le reflet de la conscience des personnages, la métaphore qui pousse au paroxysme tous leurs sentiments...
« Qu'est-ce que ça peut te faire ? demanda le chat « : il continue de vouloir comprendre la souris. Mais cette question l'enracine plus encore dans son rôle de personnage « égoïste « que le malheur des autres ne peut toucher.
Pourquoi la souris nous invite-t-elle à distinguer malheur et peine? La souris sait faire la distinction entre le malheur, événement douloureux accepté, réalité hostile et la peine, cette affliction morale qui déprime et qu'il est difficile de consoler. Au moins aura-t-il un choix : revenir à heure fixe, faire face au nénuphar pour essayer de le tuer, se suicider comme la souris aux yeux noirs ou peut-être vivre, l'enfance terminée, même s'il semble que le désir de mort et le pessimisme l'emportent dans L'écume des jours.
Au fur et à mesure que la souris a tenté d'exprimer la douleur de Colin, il semble que celle ci se soit accrue. Dans la réplique précédente, Colin risquait un « faux-pas « ; ici le terme « tomber « apparaît pour la première fois, marquant clairement que Colin fait face à l'abime que constitue la mort.
La situation de cette première partie relevait bel et bien du comique de situation. Une souris demande à un chat de la dévorer, et celui y répugne. Vian opère une totale inversion des rôles habituelles, notre conception des rôles dévolus est bousculée, d'autant que le tutoiement introduit une familiarité étonnante entre les deux personnages. C'est certes un humour très noir, mais l'humour noir est le comique du désespoir...D'un autre côté, cet humour remet l'épreuve subie à l'échelle de l'individu. Bref, les procédés syntaxiques ou lexicaux et comiques accentuent le pathétique direct de la scène.
Il y a un paradoxe à la remarque suivante : le chat avoue n'avoir rien compris, mais il accepte d'aider la souris. Cette incompréhension est intéressante, car le lecteur peut lui avoir l'impression de compatir grandement avec la douleur de la souris. Mais n'y a-t-il pas une pointe de vanité? Car s'il on peut appréhender intellectuellement la souffrance d'autrui, on ne peut la ressentir comme lui. Peut-être le chat met-il en valeur l'impossibilité de compatir totalement aux malheurs des autres.
On remarque que la situation a progressé par la confrontation des interlocuteurs. La parole est bien performative, à elle seule elle a construit une nouvelle situation – le suicide de la souris - qui va pouvoir se développer maintenant.
Tu es bien bon, dit la souris « : le langage bas de la vie courante, le lieu commun, sans profondeur, sans intérêt apparent mais qui met en fait en valeur les difficultés du problème : le chat est « bien bon « parce qu'il accepte de donner la mort...
« mets ta tête dans ma gueule, dit le chat et attends « : le procédé est étonnant, pourquoi le chat ne se contente-il pas de dévorer la souris ? Cela va permettre au romancier de mettre en scène le suicide de la souris.
« Dis-donc «, « ensuite « : l'expression est très orale, Vian reste dans la même veine, malgré le drame qui est en train de se jouer.
« Tu as mangé du requin ce matin? «Vian allège la charge émotive, orchestre la douleur sur le mode mineur, semble l'évacuer par la pirouette cocasse ou la bouffonnerie. De fait il n'y a plus aucune distance entre le personnage et le lecteur, elles sont abolies.
« Moi, ce truc là, ça m'assomme « : quel euphémisme ! C'est bien du suicide de la souris que parle le chat. Le chat est bien le personnage qui ramène tout à lui, qui est centré sur sa personne. Nous notons que cela concorde parfaitement avec l'image du chat dans l'imagination populaire. En fait, tout se passe comme s'il ne voulait pas que la situation parvienne à sa conscience.
« Tu te débrouilleras toute seule « : pas une seule fois le chat n'essaye de dissuader la souris. En fait, il ne conçoit le problème que par rapport à lui-même. La situation lui cause du désagrément et c'est tout ce qu'il voit.
Ses réponses cocasses à la souris amènent une note plaisante dans une situation tragique et bousculent avec humour notre projection des rôles dévolus à ces deux animaux.
« Il paraissait fâché « : ce deuxième commentaire de l'auteur n'est même plus une réelle analyse psychologique. C'est une simple constatation, livrée brut sans analyse, à charge pour le lecteur d'en tirer ce qu'il veut. L'idée est que le dialogue lui-même renseigne assez sur les relations qu'entretiennent les personnages, sur leurs caractère pour qu'un réel approfondissement soit nécessaire.
« Ne te vexe pas, dit la souris « le dialogue se clôt mais l'incompréhension règne toujours entre les deux personnages. La parole aura failli à les réunir.
Commence alors la phase de narration.
« Elle ferma ses petits yeux noirs « : le lecteur ne peut que se sentir proche de cette souris innocente.
C'est avec « précaution « que le chat dépose ses « canines acérées « sur la souris : il y a là un décalage entre la douceur, la lenteur avec laquelle l'action est effectuée et la violence que porte une telle action. Mais les « canines acérées « entrent également en résonance avec le coup doux et gris « Les deux personnages sont extrêmement différenciés, antithétiques. Pourtant ne simplifions pas, le personnage du chat est particulièrement ambigu puisqu'il secourt et tue à la fois.
« Le cou doux et gris « : dans la même veine. Tout semble se ralentir, des détails subjectifs, insignifiants retardent le narrateur. Alors que la mort et la maladie s'était précipitée elle ralentie ici pour les derniers. Ce sont des couleurs lugubres, qui rappellent la mort et la tristesse : le noir et le gris.
Il s'agit bel et bien d'une mise en scène, très théâtrale : la situation nous rappelle fortement la guillotine.
Dans ce passage narratif, le style, lyrique, transforme le tragique en beauté : dans les dernières phrases du roman resurgit la poésie, avec des tableaux beaux et tragiques à la fois : « les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes «. Il s'agit bien d'une mise en scène extrêmement raffinée : tout paraît ralentir, chaque détail prend une importance capitale (d'où les nombreux adjectifs « acérées «, « doux «, « gris «...), on sait où va aboutir la situation mais tout l'art de Vian est de ralentir son accomplissement.
« Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l'Apolistique « : le choix de cette mort n'est pas anodin. La petite souris est condamnée à la fin par des êtres innocents mais précisément aveugles comme la fortune.
Un ultime trait d'humour noir et cinglant vient donc clore comme un point d'orgue cet épilogue inattendu et déroutant, par lequel résonne encore la simplicité d'un langage qui touche le lecteur au plus près de son expérience et les situations fantastiques qui stimulent l'imagination du lecteur. Si bien que le lecteur ne peut manquer de s'interroger : pourquoi l'auteur n'a-t-il pas montré la mort probable de Colin et déguisé celle de la souris sous une litote finale ? Boris Vian lui même connait-il la réponse à cette question ? Y a-t-il une leçon à laquelle on doive logiquement aboutir ? On peut présumer que le romancier ne veut pas être un directeur de conscience. Il n'a donc introduit aucune morale, ni explicite, ni implicite. En cela, le texte ne constitue pas une fable à proprement parler car il ne donne pas de réelle leçon, n'a pas un but résolument pédagogique.
Boris Vian nous parle du suicide et du tragique par un langage du quotidien : le lieu commun, la simplicité d'une question directe, les expressions orales, les phrases épurées au possible... Il utilise également la fable qui amène une touche de poésie et de fantaisie ; mais l'utilisation de la l'apologue animalier peut apparaître comme une distanciation symbolique avec le lecteur, en réalité, cela abolit toute distance entre les personnages et le lecteur et accentue le pathétique direct de la scène. Il s'agit donc d'un épilogue ouvert, qu'il est possible d'interpréter de différente façons. Le recul que Boris Vian prend pour présenter ses personnages du dehors nous place face aux graves sujets qu'il aborde. Sans doute est-ce la meilleure manière de découvrir seuls leur signification, de former notre jugement en présence des difficultés que l'être humain rencontre. C'est néanmoins une vision pessimiste qui semble l'emporter, tant le tragique et le pathétique de
Primauté de l'imagination, triomphe du rêve, puissance de la poésie, langage qui se veut proche du réel : L'écume des jours ne serait-il pas alors le grand roman capable de réconcilier les tenants du surréaliste avec un genre qu'ils condamnaient ?
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