« Le sot projet que Montaigne... », écrit Pascal. « Le charmant projet... », répond Voltaire.

« « Le sot projet que Montaigne...

», écrit Pascal.

« Le charmant projet...

», répond Voltaire. Introduction : Parce que « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition », Montaigne a fait de sapersonne la matière même des Essais.

Cette tentative a été diversement jugée : Pascal la trouve sotte, Voltairecharmante — et donne ses raisons. I.

a) Le moi de Montaigne tient dans les Essais une place envahissante : portrait physique et moral, goûts,habitudes.

Nous n'ignorons ni ce qu'il mange ni comment il dort ; nous savons ses maux, ses souffrances, sesvoyages, ses lectures, ses affaires...

Aucune pensée ne le traverse, aucune émotion ne l'ébranlé qu'il ne la notepour nous.

Il ne s'agit pas de quelques remarques éparses dans le livre, mais d'un portrait complet etminutieusement fouillé. b) Cette attitude ne saurait plaire à Pascal : — Montaigne parle de son « moi » avec une complaisance que l'austère janséniste réprouve.

L'amour de soidétourne de l'amour de Dieu : mélange d'égoïsme et d'immodestie. — L'épicurisme souriant de Montaigne se soucie peu de la condition misérable de l'être humain : joie de vivre pluspaïenne que chrétienne. — Par principe (pur classicisme), Pascal évite toujours de parler de lui, donne une forme impersonnelle à sesjugements.

Peut-il tolérer que Montaigne rapporte tout à soi et n'atteigne à l'universel qu'à travers sa proprepersonne ? Les Essais devaient choquer, en Pascal, le chrétien autant que le classique. II.

Voltaire se montre plus compréhensif : a) Le projet qu'a eu Montaigne est charmant et naïf. Par naïf t nous entendons qu'il ne faut pas chercher malice et que Montaigne parle avec naturel.

Peut-être met-ilquelque complaisance à parler de lui ; mais son désir est sincère d'atteindre à l'humain et son effort d'analyse estdéjà un effort de dépassement. b) En écrivant « charmant », Voltaire rejoint Mme de Sévigné, qui vantait « l'amabilité » de Montaigne.

Nous aimonsce gentilhomme campagnard, vêtu, non sans élégance, de drap solide, vif, spirituel, narquois, vigoureux ; il aime lamarche, l'escrime, le cheval, est capable d'endurer la chaleur, ie froid ou la fatigue ; il prend de sa santé un soinattentif.

Un égoïsme joyeux, un dédain rare des obligations ; de la vertu à condition qu'elle soit souriante.

Uneouverture d'esprit qui lui permet d'aborder tous les problèmes avec une égale pénétration.

En lisant les Essais,Voltaire trouvait un compagnon à sa guise. c) Sa philosophie doit plaire à Voltaire : goûter la vie, tous les agréments du monde ; bannir ce qui trouble etattriste ; nuancer toute pensée d'un scepticisme que Voltaire appellera tolérance (Montaigne déteste les guerres dereligion et le fanatisme protestant). d) Enfin Voltaire n'allait pas laisser passer l'occasion de prendre le contre-pied de Pascal, qu'il accusait d'avoir «dénigré l'humanité », et dont il n'appréciait guère l'ascétisme chrétien. e) Mais surtout, Voltaire discerne, à travers la peinture de Montaigne, celle de l'homme, dans sa plus hauteoriginalité : critique de la raison, inférieure, en fait, à l'instinct animal, en proie aux surprises des sens et del'imagination (Pascal d'ailleurs n'a pas dit autrement) ; — variabilité des lois, des coutumes ; incertitude de lascience, des philosophies ; — passions, goûts, malheurs, espoirs, commun destin des hommes.

Voilà ce queMontaigne étudie dans le miroir de lui-même et qu'y découvre Voltaire. Conclusion : Pour une fois, Pascal a tort et trahit d'ailleurs son maître.

Aimons, avec Voltaire, ce livre personnel, oùnous pouvons nous retrouver en même temps que l'auteur.. »