Le prologue de Perceval ou le Roman de Graal de Chrétien de Troyes
Publié le 15/05/2020
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Le prologue de Perceval ou le Roman de Graal de Chrétien de Troyes
Le prologue a pour fonction essentielle de capter la bienveillance du public.
Il s'agit de définir la figure de l'auteur, clerc instruit et capable;de magnifier la figure du commanditaire, seigneur puissant et éclairé; enfin de déterminer la nature de l'oeuvre, non pas en annonçantson sujet, mais en disant ou suggérant comment elle doit être appréciée.
I.
La figure de l'auteur
La présence de l'auteur
Dans le prologue, l'auteur doit d'abord se présenter lui-même.
Ici, il emploie la première personne (« Je l'ai lu...
»), mais aussi latroisième personne (« Chrétien fait semence d'un roman...
Chrétien n'y perdra sa peine...
»).
Le double emploi tient d'une part au codede politesse courtoise, qui veut qu'un auteur s'efface avec modestie, en employant la troisième personne, lorsqu'il évoque son oeuvre,mais manifeste sa dévotion, en employant la première personne, lorsqu'il évoque son commanditaire.
Le double emploi tient d'autre partà la logique des genres littéraires : si le nom est comme une signature apposée à l'oeuvre, il est relayé par une troisième personne dansle cadre de la fiction romanesque, mais, de plus
plus, à cette époque, par une première personne dans le cadre de la chronique historique.
Ainsi, au lieu de « Chrétien fait semence d'unroman...
», on aurait eu « Moi, Chrétien, je...
».
L'opposition entre une première personne et une troisième personne est donc un signe del'écart entre le monde de la réalité et le monde de la fiction.
Le problème de l'autorité
Dans le prologue, l'auteur doit ensuite manifester son autorité.
D'une part, en témoignant de sa formation cléricale, il doit montrer sacapacité à produire une oeuvre littéraire.
Ici, Chrétien de Troyes accumule les références bibliques.
Parfois, la référence est explicite.
Ainsiévoque-t-il « l'Évangile ».
Le public peut donc voir en lui un clerc lettré et digne d'être écouté.
Le plus souvent, la référence est implicite.Ainsi « Qui sème peu récolte peu » vient de saint Paul; la parabole du semeur vient des évangélistes canoniques; les recommandationsd'herméticité à la mauvaise parole viennent de saint Paul et de saint Jacques.
Le public de l'époque, qui reconnaît plus ou moinsprécisément ces références, éprouve alors le plaisir de partager le savoir de l'auteur.
D'autre part, en montrant l'intérêt de l'ceuvre,l'auteur doit justifier sa volonté de produire cette oeuvre littéraire précisément.
Ici, Chrétien de Troyes affirme qu'il ne fait que « rimer » unlivre du comte Philippe de Flandre, respectable du fait qu'il raconte « la meilleure histoire jamais contée en cour royale », mais aussi dufait qu'il a été choisi par un si haut seigneur.
Il.
La figure du commanditaire
Un éloge obligé
L'éloge du commanditaire est un élément essentiel dans le prologue.
D'une part, il s'agit de mettre le commanditaire dans une bonnedisposition par rapport à l'auteur : l'auteur marque sa reconnaissance pour la belle commande qui lui été faite, et exprime son attented'une juste rétribution.
Ainsi, l'auteur rappelle qu'il entreprend « par le commandement du comte » de « rimer le meilleur conte jamais conté en cour royale », et lorsqu'il dit « sans grand profit ce ne peut être», on peut y voir une allusion à son salaire.
D'autre part, il s'agitde mettre le public dans une bonne disposition par rapport à l' oeuvre: si l'oeuvre a été commanditée, alors sa qualité doit êtreproportionnelle à celle de son commanditaire.
Ainsi, l'auteur n'oublie pas de s'adresser au public le plus large, qu'il prend à témoin de laqualité du commanditaire (« Sachez...
N'en doutez pas...
») comme de l'oeuvre commanditée (« Voyez...
»).
L'éloge attribue au comte lesqualités requises chez un si haut seigneur : noblesse sur le plan spirituel (herméticité à la mauvaise parole), largesse sur le plan matériel(partage des richesses).
Mais l'éloge est exceptionnel par sa longueur (cinquante vers), par sa structure (comparaison avec Alexandre), etpar sa tonalité (gravité religieuse).
Un éloge ambigu
L'éloge du commanditaire peut cependant éveiller les soupçons.
Grand seigneur ambitieux, Philippe de Flandre multipliait les tournois etles guerres dans le but d'étendre sa puissance, sans hésiter à exploiter les croisades religieuses ou à défier l'autorité royale.
Plusieurséléments dans le prologue semblent être les signes d'un désengagement de l'auteur.
L'éloge de largesse s'appuie sur l'éloge dediscrétion : le comte donne sans tapage.
Or l'ironie n'est pas exclue, et on peut se demander si ces dons méconnus ont une réalitéquelconque.
L'éloge de discrétion s'appuie lui-même sur deux références bibliques qui sont peut-être à double entente.
Dans l'une,l'auteur évoque « Dieu, qui voit tous les secrets et sait si bien tous les mystères qui sont au coeur et aux entrailles ».
On peut sedemander s'il n'appelle pas à voir, derrière un éloge superficiel, une profonde réserve.
Dans l'autre, l'auteur commet une erreur : laformule qu'il attribue à saint Paul est en fait de saint Jean.
On peut se demander si l'erreur ne vise pas en fait à invalider le discours.
III.
La nature de l'oeuvre
Une oeuvre exigeante
Le prologue précise dans quelle disposition d'esprit l'oeuvre doit être envisagée.
D'ordinaire, le prologue oppose ainsi la peine quel'auteur prend dans son travail au plaisir que le public éprouve dans sa découverte.
Ici pourtant, le prologue inverse les rôles à traversl'image de la semence : le geste créateur est comparé au geste léger du semeur, tandis que la réception est comparée à la lente etdifficile maturation de la semence en terre.
Le prologue annonce donc une oeuvre exigeante, qui suppose que le public conçoive saréception comme une lourde responsabilité.
L'auteur semble pourtant promettre une récompense après l'effort, et lorsqu'il dit « sansgrand profit ce ne peut être », on peut y voir, plutôt qu'une allusion à son propre salaire, une allusion au riche enseignement que le publicpourra tirer de l'oeuvre.
Des clefs pour l'interprétation?
Le prologue suggère peut-être d'ailleurs le sens profond de l'oeuvre.
D'une part, la comparaison entre Philippe et Alexandre est peut-êtreun signe de l'opposition entre Perceval et Gauvain : elle invite à considérer les deux héros comme deux excellents chevaliers, l'un ayantcependant sur l'autre l'avantage de sa dimension chrétienne.
D'autre part, l'importance des thèmes de la parole et de la charité dans leprologue est peut-être le signe de l'importance qu'ils ont dans l'oeuvre elle-même : elle invite à voir dans l'opposition entre Perceval etGauvain une opposition entre deux expériences de la parole et de la charité..
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