Le pouvoir des fables n'est-il pas justement de réconcilier le discours moral et la réalité pratique, que la philosophie a pour habitude d'opposer ?
Publié le 19/12/2021
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«
Ainsi formulée, la proposition distingue deux fonctions du genre fabulaire, qu’elle
oppose : l’une proprement littéraire, dont la finalité serait la même que tout texte narratif,
et l’autre d’ordre discursif, attachée à produire une démonstration.
N’est-il pas possible de
proposer un statut du genre fabulaire au sein duquel les deux tendances ne se définiraient
pas uniquement comme une opposition, mais comme un mouvement maïeutique d’apports
mutuels ? Le pouvoir des fables n’est-il pas justement de réconcilier le discours moral et
la réalité pratique, que la philosophie a pour habitude d’opposer ?
I
_ La fable se définit avant tout comme la narration d’un fait imaginaire.
En tant que telle,
les lois de sa composition sont semblables à celle du conte, avec lequel elle partage son
goût du motif merveilleux : les animaux doué de parole dans les Fables d’Esope, le récit
de miracles chrétiens dans les Fabliaux médiévaux...
Le recours au « fabuleux » dans le
genre « fabulaire » y manifeste un mouvement qui tend non pas à produire un savoir sur
le réel, mais au contraire à s’en dégager, et d’offrir un monde imaginaire à la rêverie du
lecteur.
Il est possible d’en conclure que la finalité du récit fictif est inverse à son projet
moral, qui tend au contraire à sensibiliser l’individu à une situation réelle.
_ En tant que structure, le récit apparaît plus nettement encore comme une structure
fondamentalement amorale.
Au cours du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, intitulée
« La morsure de la vipère », le personnage principal dit avoir été mordu par l’animal, qui
le reconnaissant, aurait admit la pauvreté du cadeau que représentait son poison, puis se
serait enroulé autour du cou du narrateur pour ravaler son venin.
Lorsque ses disciples,
perplexes, demandent à Zarathoustra la morale de cette fable, celui-ci s’esclaffe et leur
répond : « Ma fable est amorale ».
En effet, un récit en tant que tel ne porte pas de contenu
universel, de « morale », mais permet tout de même à l’auditeur d’en déduire un certain
nombre de remarques, éventuellement propres à fonder une réflexion morale (ici, il est
possible de conclure à la nécessité de traiter la faute comme un don, pour mieux en
neutraliser l’effet nocif, sur la victime autant que sur le coupable).
Ainsi, le récit fabulaire
peut assumer sa morale sans que celle-ci ne soit explicitée, à condition que cette morale
soit descriptive, et non impérative, autrement dit qu’elle se contente d’indiquer des
possibilités de propositions morales, et non de les énoncer explicitement.
II
_ Ainsi, à quoi prétend la fable lorsqu’elle pose sa « morale », c’est-à-dire un sens qu’elle
s’attribue, distinct du texte et pourtant manifesté et prouvé par ce dernier ? Le recours à
la fable, dans l’univers littéraire occidental aussi bien qu’oriental, est avant tout un outil
propre à la pensée philosophique.
Partant de l’usage platonicien du mythe, et de la
parabole théologique, le recours à la fable répond avant tout à un objectif argumentatif,
qui consiste à illustrer le contenu logique de la pensée formulée, soit pour le faire mieux
comprendre (visée pédagogique), soit pour permettre le lecteur d’envisager la pensée de
l’auteur dans une perspective pratique. La fable des abeilles de Bernard Mandeville utilise
ainsi la description imagée d’une ruche pour en tirer une pensée politique, et opposer l’idée
d’une propriété définie par sa circulation à la conception commune d’une propriété comme
possession.
_ La fable se distingue donc par une sensibilité particulière au faite que, si le récit
évènementiel est toujours neutre, sa lecture ne l’est jamais.
Elle satisfait donc l’attente de
l’auditeur qui, tels les disciples de Zarathoustra, cherche spontanément à tirer un
enseignement catégorique du récit entendu.
La morale ajoute donc au récit un contenu
explicitement réflexif.
En effet, tandis que le récit merveilleux se déploie autour de thèmes,
qu’il décline et qu’il manipule au fil de son évolution, la fable n’emploie les motifs littéraires
qu’en tant que déclinaison d’une affirmation centrale.
Aussi le lecteur serait-il bien en peine
d’attribuer une morale à un conte, qui joue au contraire des niveaux de signification de ses
motifs.
Comment déterminer si la désobéissance du personnage principal doit faire l’objet
d’une critique ou d’une éloge ? (On peut citer la jeune fille du conte Peau d’âne de Charles
Perrault)..
»
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