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Le piège du doute

Publié le 15/05/2024

Extrait du document

« Alain consacre son Discours de distribution des prix, au lycée Condorcet, en juillet 1904, à un thème apparemment bien surprenant en ces circonstances : le sommeil ! Il y explique ce que c’est que dormir, que dormir vraiment, dormir “de la pensée” pourrait-on dire.

Ainsi son objectif se précise et trouve sa pleine pertinence dans un cadre éducatif: il entend dénoncer les “marchands de sommeil”.

Ce ne sont assurément pas ceux qui délivreraient des somnifères.

L’offre est plus riche, variée, voire sophistiquée : certains proposent “le sommeil à l’ancienne mode”, d’autres “des rêves où tout s’arrange”,etc.

Il devient donc clair qu’Alain stigmatise un sommeil de la pensée et par conséquent appelle à s’éveiller, ce qui n’est rien d’autre que douter dont on pourrait dire, reprenant les mots de Kant à propos de Hume, que cela nous fait “sortir de notre sommeil dogmatique”.

Mais douter peut-il donc être libérateur ? La question semble paradoxale puisque le doute revient toujours à marquer du sceau de l’incertitude ce qui pouvait sembler assuré ou évident.

Or, l’idée de libération implique qu’une liberté dont on était privé se trouve rétablie.

Mais comment pourrait-on bénéficier d’un surcroît de liberté si l’on perd ses repères ? Comment le doute qui nous rend hésitant pourrait-il affermir notre libre-arbitre, alors qu’il semble rendre son exercice toujours plus difficile ou ne fait que révéler les fragilités de ses choix ? Pour y voir plus clair et déterminer si douter peut donc avoir des vertus libératrices, il nous faudra d’abord comprendre pourquoi on peut envisager qu’il ne puisse fondamentalement pas avoir cet effet, pourquoi sa nature même pourrait sembler intrinsèquement nocive.

Mais il faudra aussi envisager que cette déliquescence ne soit qu’une conséquence possible du doute, alors que sa véritable finalité serait de nous construire comme sujet libre.

On sait toutefois qu’une finalité donne sens et orientation mais ne présume pas que l’objectif puisse être atteint.

Alors, à quelles conditions cette libération peut-elle être réellement féconde? Car, à l’instar du détenu qui a purgé sa peine et se trouve libéré, l’intérêt de la liberté retrouvée ne se suffit à lui-même: sa libération doit se faire (ré)insertion.

Ici donc, comment la liberté que donnerait le doute pourrait-elle ne pas être contre-productive ou vaine ? I. Le piège du doute a.

Le doute ordinaire, psychologique : il s’impose malgré nous ; on le subit, on en pâtit puisqu’il ruine notre sérénité (cf “être en proie au doute”, “des doutes m’assaillent”). Conscience vouée à l’inquiétude à cause du doute. = ce doute ne peut me libérer de quoi que ce soit puisque se vivre libre, c’est d’abord avoir conscience de pouvoir choisir.

Ici, si le doute intervient, il me fait au contraire remettre en cause la validité de mes décisions: il ouvre la brèche d’un possible désaccord avec moi-même et non d’une affirmation de moi. b.

Le scepticisme : spirale infernale ou cercle vicieux, on n’en sort pas.

Le jugement s’en trouve rendu impossible, se doit alors de rester “suspendu”.

Position intenable qui sera vite discréditée: non seulement on pourrait reprocher au sceptique de ne pas être rigoureux (puisqu’en soutenant qu’aucune vérité n’est accessible, il prétend bien en énoncer une à laquelle il aurait accédé),mais en outre soit il passera pour un lâche (celui qui ne s’engage pas), soit il le sera effectivement en laissant in fine les autres faire les choix à sa place. = un doute qui nous aliène à notre propre refus. c.

Le doute méthodique serait-il plus salutaire puisqu’il se veut provisoire ? Cf Descartes (rappeler première règle: le doute pour échapper aux préjugés et à la précipitation donc, semble-t-il pour permettre un jugement libre puisqu’éclairé).

Mais dans l’espoir de pouvoir être indirectement fondateur, il est d’abord destructif au point de prendre le risque du scepticisme: Descartes lui-même prend le risque de découvrir qu’il n’y a pas de vérité inébranlable. = la possibilité de droit, de principe, que ce doute me libère de ce qui entrave ma liberté de jugement est posée.

Mais tant que l’on est dans ce doute, la possibilité de fait qu'il nous libère semble purement hypothétique, voire possiblement indéfiniment compromise.

Au fond, le doute ne libère pas ; c’est se libérer de lui, s’en dégager qui libérerait. TR.

Synthèse du I: le doute n’est pas libérateur puisqu’il semble bien plutôt annihiler la capacité de s’affirmer, de juger, de trouver. Annonce du II: Pourtant, ne faudrait-il pas voir une utilité à cette entreprise de négation ? N’y aurait-il pas un “travail du négatif”, une fécondité du doute qui nous constituerait comme sujet libre? II.

Le doute construit la faculté d’arbitrer a.

Reprenons la définition de la liberté : c’est d’abord disposer de soi.

Autrement dit n’être ni l’instrument ni le jouet d’un autre, mais pouvoir s’affirmer comme un sujet autonome. Pour cela, il faut penser, mais surtout pouvoir s’abstraire des codes ou idées imposées ou subrepticement transmis.

Cette abstraction volontaire ne peut se produire que si l’on est capable de les mettre à distance, d’empêcher notre esprit d’y adhérer : c’est proprement ce qui définit le doute ! Douter, c’est non pas déjà critiquer, mais cesser d’adhérer et remettre en cause ce qui était tenu pour acquis. Cf les prisonniers dans la caverne : victimes de leur situation (les chaînes qui, depuis leur enfance, les empêchent de tourner la tête et de se mouvoir donc de découvrir que le monde n’est pas réduit aux ombres qu’ils voient) ; aussi victimes des “montreurs de marionnettes” : les passants derrière le mur décident de ce que les prisonniers verront comme ombres ; ils ont ainsi un pouvoir décisif sur leur esprit, puisqu’ils conditionnent ce qui est perçu comme la réalité. Le doute n’est jamais décrit dans cette allégorie.

On peut avancer qu’il interviendrait dès que le prisonnier est délivré et découvre ce qui se trouve derrière lui : surprise, effarement ? En tout cas, il échappe maintenant aux diktats :il va conquérir une pensée autonome. b.

Qui dit doute dit diversité donc choix possible La menace absolue et radicale pour notre liberté : qu’une autorité quelconque légifère en lieu et place de notre esprit au point d'empêcher tout regard critique. cf endoctrinement, propagande.

Le doute n’apporte pas la lumière de la vérité.

Mais il nous sort des ténèbres, de tout obscurantisme.

Comment ? Parce qu’à l’unicité d’une pensée il oppose la possibilité d’une ou plusieurs autres qui de facto fragilisent, au moins à titre provisoire, la légitimité de la première. C’est en quoi le doute n’est pas simple questionnement ou curiosité : il est d’essence polémique. Cf encore l’allégorie de la caverne : le prisonnier détaché ne peut plus simplement croire.

Il est voué à comparer (les ombres/ les objets ; puis les objets/les Idées). = doute libérateur de la pensée puisqu’il fait envisager plusieurs possibilités là où une seule semblait s’imposer.

Le choix, donc l’arbitrage, n’est possible que s’il y a cette pluralité. Autre réf possible : K.

Jaspers, Introduction à la philosophie (la philosophie vs le totalitarisme et l’Eglise autoritaire) ; texte joint c.

Le doute pour que Narcisse ne se noie plus ! Si le doute nous libère de l’emprise des autres et ainsi libère notre pensée, encore faut-il qu’elle ne s’enferme pas en elle-même.

Une pensée n’est pas libre ou autonome par cela seul qu’elle est de nous : on peut être replié sur ses opinions, enlisé, englué, en elles.

Le sectaire l’est peut-être par éducation, mais il l’est aussi par auto-conviction.

Pour ne pas nous complaire dans nos propres idées au point de nous y scléroser intellectuellement, le doute est requis.

Ici à l’égard de soi, mais ce n’est plus le doute psychologique qui menace la confiance en soi.

C’est bien plutôt le doute intellectuel par lequel s’édifie l’individu réfléchi. Réf possible : la maïeutique décrite par Socrate dans Théétète.

Apprendre à mettre à l’épreuve ses idées : non pour s’y perdre (en tergiversations ou hésitations), mais pour y gagner en clairvoyance (distinguer faux/vrai/probable/possible…). TR Synthèse du II : le doute nous fait libres parce qu’il a la faculté de briser ce qui borne ou illusionne notre esprit : perceptions, manipulations par autrui, conditionnement social ou fossilisation intellectuelle.

Loin d’être pure négation ou négativité, il construit la possibilité d’un esprit plus libre, puisque débarrassé de ses chaînes. Annonce III : Mais reste à savoir comment on pourrait en tirer ces bénéfices (II) sans risquer de se perdre dans l’horizon infiniment ouvert qu’il nous offre (I).

Quel type d’interrogation faut-il qu’il génère pour que l’on ne s’y enfonce pas et pour que le libre arbitre qu’il a construit ne se découvre pas errant ? III.

Le doute ne peut nous libérer qu’à la condition de douter de lui-même a.

Juste mesure du doute sur le plan pratique Le doute encouragé par Socrate ne se voulait pas paralysant comme la torpille.

Il a au contraire fonction d’aiguillon théorique.... »

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