Le Mythe de Sisyphe (1942)Albert CamusExtrait : définition de l'absurdePour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte.
Publié le 22/05/2020
Extrait du document
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Le Mythe de Sisyphe (1942)
Albert Camus
Extrait : définition de l'absurde
Pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte.
Mais un moment vient
toujours où il faut le porter.
Nous vivons sur l'avenir : “ demain ”, “ plus tard ”,
“ quand tu auras une situation ”, “ avec l'âge tu comprendras ”.
Ces inconséquences
sont admirables, car enfin il s'agit de mourir.
Un jour vient pourtant et l'homme
constate ou dit qu'il a trente ans.
Il affirme ainsi sa jeunesse.
Mais du même coup, il
se situe par rapport au temps.
Il y prend sa place.
Il reconnaît qu'il est à un certain
moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir.
Il appartient au temps et, à
cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi.
Demain, il souhaitait
demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser.
Cette révolte de la chair, c'est
l'absurde.
Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est “ épais ”,
entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle
intensité la nature, un paysage peut nous nier.
Au fond de toute beauté gît quelque
chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la
minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus
lointains qu'un paradis perdu.
L'hostilité primitive du monde, à travers les
millénaires, remonte vers nous.
Pour une seconde, nous ne le comprenons plus
puisque pendant des siècles nous n'avons compris en lui que les figures et les
dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous
manquent pour user de cet artifice.
Le monde nous échappe puisqu'il redevient
lui-même.
Ces décors masqués par l'habitude redeviennent ce qu'ils sont.
Ils
s'éloignent de nous.
De même qu'il est des jours où, sous le visage familier d'une
femme, on retrouve comme une étrangère celle qu'on avait aimée il y a des mois ou
des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls.
Mais le temps n'est pas encore venu.
Une seule chose : cette épaisseur et cette
étrangeté du monde, c'est l'absurde..
»
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