Le Don paisibleMikhaïl CholokhovSeptième partie, chapitre 9 (extrait)Le mors tinta et grinça sur les dents du cheval.
Publié le 22/05/2020
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Le Don paisible
Mikhaïl Cholokhov
Septième partie, chapitre 9 (extrait)
Le mors tinta et grinça sur les dents du cheval.
Le cheval soupira de tout son corps et
partit, faisant claquer ses sabots sèchement sur la terre sèche et dure comme du silex.
“ Ils ne parlent tous que de ça… Le service est long, nous n'en pouvons plus ” répéta
mentalement Grigori, en souriant, et il s'endormit aussitôt.
A peine endormi, il fit un
rêve qu'il avait déjà fait auparavant : des chaînes de soldats rouges avancent sur les
chaumes hauts d'un champ brun.
La première chaîne s'étend à perte de vue.
Il y en a
six ou sept encore derrière elle.
Les assaillants avancent dans un silence écrasant ; les
silhouettes noires croissent, grandissent, et voici déjà qu'on distingue les hommes en
bonnets à oreillettes, la bouche béante et muette, qui marchent, marchent d'un pas
rapide et trébuchant, arrivent à portée de fusil, courent, la baïonnette pointée.
Grigori est couché dans une petite tranchée peu profonde, il man œuvre
convulsivement la culasse de son fusil, tire à intervalles rapprochés ; les Rouges
tombent à la renverse sous son feu ; il engage un nouveau chargeur, mais un coup
d'œil autour de lui, l'espace d'une seconde, lui fait voir les Cosaques bondissant hors
des tranchées voisines.
Ils tournent le dos et s'enfuient ; leurs visages grimacent de
peur.
Grigori entend le battement furieux de son c œur, il crie : “ Tirez ! Salauds ! Où
allez-vous ? Arrêtez, ne fuyez pas ! ” Il crie de toutes ses forces, mais sa voix est
étrangement faible, on l'entend à peine.
La terreur s'empare de lui.
Il se dresse aussi ;
debout, il tire un dernier coup sur un Rouge plus très jeune à la peau hâlée, qui court
droit sur lui, mais il voit qu'il l'a manqué.
Le visage du Rouge est sérieux et plein de
colère, et intrépide.
Il court légèrement, sans presque toucher des pieds la terre, il
fronce les sourcils, son bonnet est rejeté sur sa nuque, les pans de sa capote sont
relevés.
Un instant, Grigori examine l'ennemi qui accourt, voit ses yeux brillants et
ses joues blêmes, envahies d'une barbe frisée qui lui donne un air de jeunesse, il voit
les tiges larges et courtes de ses bottes, l' œil noir du fusil à peine abaissé et,
par-dessus, la pointe de la baïonnette sombre oscillant au rythme de la course.
Une
peur incroyable saisit Grigori.
Il agrippe son levier de culasse, mais celui-ci n'obéit
pas, il est enrayé.
Grigori cogne la culasse désespérément contre son genou, en vain !
Et le Rouge n'est plus qu'à cinq pas.
Grigori se détourne et se met à courir.
Tout le
champ brun et nu devant lui est émaillé de Cosaques en fuite.
Grigori entend le
souffle pénible de l'homme qui le poursuit, le bruit sonore de ses pas, mais il ne peut
accélérer sa course.
Il lui faut un effort terrible pour obliger ses jambes qui plient
sans volonté à courir plus vite.
Enfin, il atteint un lugubre cimetière à moitié en
ruine, saute la clôture renversée, court entre les tombes effondrées, les croix et les
chapelles penchées.
Encore un effort, et il sera sauvé.
Mais à ce moment le
martèlement des pas devient plus fort et plus sonore.
Le souffle chaud du
poursuivant brûle le cou de Grigori, il se sent saisi par la martingale et la pan de sa
capote.
Il pousse un cri étouffé et s'éveille.
Il est couché sur le dos.
Ses jambes,
serrées dans ses bottes étroites, sont engourdies, une sueur froide lui coule sur le
front, tout le corps lui fait mal, comme s'il avait été roué de coups.
“ Non de
Dieu !… ” dit-il d'une voix rauque, heureux de s'entendre soi-même et sans trop
croire encore que tout ce qu'il vient d'éprouver n'était qu'un rêve..
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