Le comique exige, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur ?
Publié le 09/12/2021
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S'ils entendent des rires, de la part de ceux que le deuil ne touche pas suffisamment et qui sont « anesthésiés », ils ne comprendront pas et en seront même peines. L'exemple idéal, celui que nous offre à la fois la réalité quotidienne et le théâtre, c'est celui de la vanité, défaut à la fois superficiel et profond : on le blesse, il ne guérit pas ; on le flatte et il en résulte une reconnaissance durable ou profonde. Admiration de soi fondée sur l'admiration qu'on croit inspirer aux autres, la vanité est plus naturelle encore que l'égoïsme, et c'est pourquoi, plus qu'Argan, Monsieur Jourdain est foncièrement comique. C'est de celui-ci en effet que nous voulons parler. Ridicule dans ses gestes, ses manières, son costume, et ses moindres réflexes, ce perroquet des gens de qualité heurte notre intelligence mais jamais notre sensibilité. Molière l'a vêtu de rouge, de vert et de jaune, aux couleurs du perroquet. Sa vanité est telle qu'il abandonnerait toute sa bourse au garçon tailleur qui lui donne du Monseigneur ; il se ruine pour l'homme qui parle de lui dans l'antichambre du roi ; il donne aveuglément la main de sa fille au prétendu fils du Grand Turc. II. - Mais son vice n'est ni l'égoïsme profond d'un Argan, ni l'exigeante et aveugle avarice, ni rien de tout cela ; ce n'est qu'une douce maniaquerie dont nous nous amusons franchement car notre coeur n'est sollicité par aucun trouble. Mais imaginons un instant que Dorimène soit un danger pour l'équilibre du ménage ou que le gendre voulu par cet ancien marchand de drap soit une sorte de Thomas Diafoirus de cour, avorton ennobli et sordide.
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« Le comique, a-t-on dit, est vite douloureux lorsqu'il est humain.
» En d'autres termes, dès qu'il cesse de s'adresser àl'intelligence pure, dès que pitié, sympathie ou affection entrent en jeu, le rire s'estompe, perd de sa force ou mêmedisparait.
C'est ce que veut dire Bergson par anesthésie du cœur.
I.
— Demandons tout d'abord à la vie même de nous éclairer cette proposition.
Un élève manque une marche et seretrouve assis simplement par terre : ses camarades sourient : il tombe maladroitement dans une position comique : on ritplus franchement.
Remplacez le camarade par un professeur : vous imaginez l'éclat de rire.
Supposez un instant que cecamarade soit un handicapé physique ou que le professeur soit particulièrement aimé et respecté de ses élèves : pitié etaffection entrent en ligne de compte ; vous n'entendrez plus aucun rire.
Au lieu de voir la position ridicule que la chute auradonnée au corps humain, ce qui choque l'intelligence, on ne percevra plus que le handicap du camarade, on ne songeraplus qu'au respect dû au maître ; le cœur qui ne sera plus « anesthésie » ne permettra plus au rire de s'épanouir.Un chapeau orné de fruits, de fleurs et d'oiseaux est en soi chose ridicule.
Mettez ce chapeau sur la tête d'une dame d'unâge certain et qui cherche à se rajeunir ; le sourire fera place à un rire plein de moquerie.
Et si cette dame prend placedans un cortège en deuil, le volume, le ramage criard et le mauvais goût de l'objet, s'opposant aux toilettes sombres desassistants, rendront cette femme encore plus ridicule ; le bon sens en sera violemment choqué ; un rire inextinguiblerisquera de gagner toute l'assistance.
Mais il y a lieu de penser que les intimes du défunt, et même ses proches,insensibles à tout ce qui n'est pas leur douleur, ne verront rien.
S'ils entendent des rires, de la part de ceux que le deuil netouche pas suffisamment et qui sont « anesthésiés », ils ne comprendront pas et en seront même peines.L'exemple idéal, celui que nous offre à la fois la réalité quotidienne et le théâtre, c'est celui de la vanité, défaut à la foissuperficiel et profond : on le blesse, il ne guérit pas ; on le flatte et il en résulte une reconnaissance durable ou profonde.Admiration de soi fondée sur l'admiration qu'on croit inspirer aux autres, la vanité est plus naturelle encore que l'égoïsme,et c'est pourquoi, plus qu'Argan, Monsieur Jourdain est foncièrement comique.C'est de celui-ci en effet que nous voulons parler.
Ridicule dans ses gestes, ses manières, son costume, et ses moindresréflexes, ce perroquet des gens de qualité heurte notre intelligence mais jamais notre sensibilité.
Molière l'a vêtu de rouge,de vert et de jaune, aux couleurs du perroquet.
Sa vanité est telle qu'il abandonnerait toute sa bourse au garçon tailleurqui lui donne du Monseigneur ; il se ruine pour l'homme qui parle de lui dans l'antichambre du roi ; il donne aveuglément lamain de sa fille au prétendu fils du Grand Turc.
II.
— Mais son vice n'est ni l'égoïsme profond d'un Argan, ni l'exigeante et aveugle avarice, ni rien de tout cela ; ce n'estqu'une douce maniaquerie dont nous nous amusons franchement car notre cœur n'est sollicité par aucun trouble.
Maisimaginons un instant que Dorimène soit un danger pour l'équilibre du ménage ou que le gendre voulu par cet ancienmarchand de drap soit une sorte de Thomas Diafoirus de cour, avorton ennobli et sordide.
Alors, adieu le comique I Lespectateur, sollicité par l'inquiétude du sort de Lucile, pris de pitié pour cette charmante fille que mérite bien l'honnêteCléonte, n'aurait plus le cœur à rire, comme l'on dit — et l'expression confirme bien la loi bergsonienne.
C'est d'ailleurs cequi se produit dans certaines œuvres telles que les Temps difficiles d'Edouard Bourdet.
C'est ce que nous prouve On nebadine pas avec l'amour: dès que Musset nous prive de ces pantins que sont Maître Blazius et Dame Peluche, adieu lecomique! Notre cœur s'abandonne tout entier au drame de Camille et de Perdican.
III.
— Une œuvre de Molière illustre mieux encore cette proposition : c'est le Misanthrope, Oronte, Acaste et Clitandre sontdes vaniteux, chacun dans leur genre : en tant que tels, ils sont comiques ; mais ils cessent de l'être dès qu'on voit en euxdes rivaux d'Alceste.Pour l'homme aux rubans verts qui veut qu'on le distingue et dont Célimène dit « Eh! Ne faut-il pas bien que monsieurcontredise », il est aussi vaniteux à sa manière ; par là, il était un personnage comique pour les spectateurs du xviie siècle.Mais un autre éclairage nous a été donné, surtout sous l'influence des romantiques, qui, entrant au théâtre, ne laissaientpas leur cœur au vestiaire.
Pour ceux-ci, Alceste est un homme, inconsidérément épris d'une coquette — et par là mêmecomique sans doute — mais il souffre dans son amour et dans sa passion de la vérité.
Il demande à rester seul « avec sonnoir chagrin ».
Il connaît les défauts de Célimène, mais « La raison n'est pas ce qui règle l'amour », dit-il à Philinte.
Alors,on oublie ses ridicules, on l'estime pour son héroïsme, son allure de Don Quichotte ; on le plaint pour sa passionmalheureuse : alors, on ne rit plus, et si cela nous arrive, Musset nous rappelle à l'ordre :
« Et lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer.
»
Là est sans doute, en définitive, le véritable éclairage de la loi bergsonienne : on rit sur l'instant.
Mais à la réflexion, et loindes rieurs qui nous entouraient, l'intelligence reprend ses droits, l'anesthésie ne dure que le temps de la représentation.Et l'on s'interroge...A vrai dire, le chef-d'œuvre comique est celui qui fait rire dans l'instant, et nous porte à réfléchir après coup.
A lareprésentation de Don Juan, la vertu comique du personnage de Sganarelle l'emporte sur les larmes d'Elvire, la nobledouleur du père de Don Juan, et la froideur glaciale de son fils.
Loin de la scène, Sganarelle n'est plus que celui à qui nousdevons un agréable moment de détente.
Ce sont les personnages humains, ceux qui touchent notre cœur, qui demeurentet vivent en nous.
Conclusion
C'est toute la différence entre la farce, où jamais le cœur n'est sollicité, et la comédie grâce à laquelle le comique cède à laréflexion.
Il en est de même dans la vie.
Et pour reprendre la conclusion de l'ouvrage de Bergson : « Le philosophe qui enramasse (du rire) pour en goûter y trouvera d'ailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dosed'amertume.
».
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