Le bonheur naturel de l'homme
Publié le 24/10/2023
Extrait du document
«
Le bonheur naturel de l’homme
§1
La nature humaine se caractérise par son imperfection, son incomplétude, son
insatisfaction.
C’est dans ces conditions que naît la soif d’un état de l’être qui soit, au
contraire, plénitude, perfection, béatitude.
Dans cette perspective, le bonheur humain se
caractérise de manière essentiellement négative, comme la conséquence d’un manque,
d’une part, et, d’autre part, comme la cessation de l’état douloureux qui caractérise
l’existence humaine dans cet état de manque, d’incomplétude, d’insatisfaction
permanente.
La question du bonheur est paradoxale en raison même de la condition
naturelle de l’homme, ou nature humaine.
Ce qui fait notre étonnement, c’est que nous
éprouvions ce besoin de bonheur, et que nous l’éprouvions comme l’effet d’un manque.
Non pas : nous voulons être heureux ! mais : nous ressentons en nous ce manque,
beaucoup plus vital que ne le serait, par exemple, un manque de nourriture ou une
privation de liberté, un manque ontologique, un manque d’être, ou plus exactement, une
puissance au non-être, qui semble compromettre drastiquement la possibilité même de
notre bonheur.
Cette condition est universelle, elle est le point de départ de toute sagesse : l’homme
se conçoit lui-même comme un être potentiellement défaillant, qui posséderait en lui une
capacité toute spéciale qui lui permettrait, en quelque manière, de ne pas se conformer à
l’être/l’ordre des choses, à se montrer capricieux et boudeur.
À moins que ce ne soit un
incapacité.
Cela peut sembler paradoxal, car étant un être naturel, l’homme ne peut en
aucun cas se soustraire à l’ordre naturel – qui ne dépend pas de sa volonté.
Alors ce n’est
pas tant l’être (le suppôt, l’agrégat) qui se dérobe à la réalité, que la conscience, qui se
perçoit avec un léger décalage, en lequel s’engouffrent toutes les réalités possibles et
imaginables
Derrière la question, en apparence anodine et sympathique, du bonheur, se faufile
un problème beaucoup plus grave et profond, que la conscience peine à se dissimuler,
autant qu’elle peine à le regarder en face.
C’est le même problème que l’homme se pose
depuis l’aube de l’humanité, à tout le moins depuis l’apparition de la conscience, et qui se
posera tant qu’il demeurera un homme pour en faire l’expérience.
Voici comment le
philosophe contemporain Frédéric Balmont le formule, dans son essai intitulé
Transhumanisme.
La méditation des chien de paille :
« L’homme a toujours détesté sa condition.
Sa nature est une
contradiction.
Elle lui donne sa capacité de création autant que la fatalité
indépassable de sa souffrance.
L’homme est un être tendu entre une vie
biologique qui porte la mort et une conscience individuelle qui contemple la
brutalité de cette finitude.
Comme être vivant, il doit se reproduire et donc
mourir, tout en étant programmé biologiquement pour détester et fuir la mort,
ainsi que tout ce qui a trait à la maladie et à la douleur ; comme être conscient il
mesure l’horreur de cette position et souffre d’être mortel.
C’est donc une sorte
de double contradiction : la contradiction interne à la vie biologique, à quoi
s’ajoute la contradiction entre la vie biologique et la conscience individuelle.
Unique dans l’Univers, cette contradiction est pathogène mais créative ; elle
écrase mais donne la force de dire non.
Elle est une charnière, un point
d’inflexion dans l’histoire naturelle1.
»
Cette contradiction fondamentale, ou plus exactement la conscience d’une
contradiction, d’un quelque chose qui ne colle pas, non pas dans le monde, mais en nousmêmes, dans la constitution de notre nature, et, par conséquent, entre le monde et nous –,
voilà quelle est l’origine de toute sagesse.
En partant de là, nous pouvons définir celle-ci
comme l’effort soutenu de l’esprit humain, tout entier tendu vers la résolution de cette
contradiction comme vers sa fin ultime.
Cette fin de la sagesse, qui se propose comme
finalité de la nature humaine, peut bien être appelée bonheur, mais selon une
détermination
essentiellement
négative :
comme
résolution
de
la
contradiction
fondamentale, cessation des causes de la souffrance, de la maladie, de la mort, et plus
généralement de tout ce qui limite, dans l’espace et dans le temps, la vie de l’esprit.
« Toutes les religions, qu’elles soient animistes, polythéistes, bouddhistes
ou abrahamiques nous parlent de la contradiction fondamentale.
Toutes
1
Frédéric Balmont, Transhumanisme.
La méditation des chiens de paille, p.
28-29.
contiennent, explicitement ou implicitement (animisme), mais massivement, le
caractère pathogène de la vie consciente.
Les récits contiennent presque
toujours une chute, ou une justification de la souffrance, essence de l’expérience
humaine.
Il n’y a jamais d’acceptation béate de la contradiction fondamentale, ni
d’harmonie sans reste et immédiate avec la nature : il faut de la magie et de la
divinité, la promesse d’une forme d’éternité pour rendre supportable
l’existence2.
»
Bien qu’elles s’originent toutes à la racine du même nœud fondamental, toutes les
sagesses produites par les différentes cultures au cours de l’histoire ne pas équivalentes :
elles ne partagent pas les mêmes présupposés, sur la nature humaine par exemple, elles
n’ont pas la même définition de leur objet, de la sagesse ou de sa finalité, ce qui donnera
différentes figures de sages, qui pourront sembler contradictoires entre elles.
On
retrouvera néanmoins entre toutes quelques traits fondamentaux, qui nous permettront de
parler d’une sagesse humaine universelle ou sagesse naturelle : notamment l’idée qu’il
existe un ordre de la nature, une nature de l’être, à laquelle la volonté humaine doit se
conformer, mais qu’elle ne peut le faire en laissant libre court à sa nature, à ses passions,
imaginations, désirs ou jugements.
C’est pour cette raison que l’homme a besoin de
sagesse, il a besoin d’apprendre à devenir sage, c’est-à-dire à connaître le monde, à se
connaître et à se discipliner, afin de se conformer à sa nature.
De cette réintégration de
l’être humain dans la droite raison de sa nature dépend non seulement le bonheur de
l’homme, mais aussi son salut.
La plupart des sagesses humaines ont encore ceci de
commun, qu’elles proposent une voie par laquelle, par ses propres moyens, par ses
propres forces et facultés, l’homme peut, en cette vie même, réaliser cet état d’éveil et de
plénitude, qui signifierait pour lui l’abolition de toute souffrance, voire son triomphe
même sur la mort.
De ce point de vue, rien ne distingue le christianisme des autres sagesses, qu’elles
soient mythiques, religieuses ou philosophiques, et qui toutes témoignent de l’inépuisable
effort de que l’homme produit depuis la nuit des temps de sa conscience pour se tirer de
sa condition misérable et tragique.
Il apparaît comme une variété de la sagesse naturelle et
propose, sur bien des points, le même schéma fondamental que le bouddhisme ou le
2
Ibid, p.
34.
stoïcisme, à la différence près que l’homme ne peut se sauver lui-même, ni par sa sagesse
ni par sa technique, mais qu’il lui faut le secours de la grâce de Dieu, que sa nature même
semble exiger afin de pouvoir jouir de son intégrité.
C’est cette proposition de la sagesse
chrétienne que nous allons étudier maintenant.
§2
Dans l’état qualifié de « justice originelle », la nature humaine était parfaitement
ordonnée : « les forces inférieures étaient soumises à la raison, la raison à Dieu et le corps à
l’âme » ; la volonté était parfaitement conforme à l’ordre des choses ; l’homme ne
manquait de rien, il n’éprouvait aucun désir, ou plutôt, tous ses désirs, parfaitement
conformes à l’ordre naturel du monde dans lequel il vivait, étaient parfaitement et
immédiatement comblés et satisfaits.
« Dieu intervenant par la grâce quand tout cela
manquait dans la nature3.
»
Dans ces conditions, le bonheur était pour l’homme comme une fin immanente à son
action, qu’il n’avait pas besoin de rechercher, puisqu’elle lui était donnée chaque jour avec
l’existence.
Cependant, cette nature, parfaitement ordonnée, se révèle potentiellement
défaillante, voire encline à la perversion : elle est en puissance au manque d’être – ce qui
n’est le cas d’aucune autre créature, et qui tient à la condition paradoxale de l’être humain,
qu’Adam éprouve dès l’origine, en découvrant le monde dans lequel il vit : « Il n’est pas
bon que l’homme soit seul » (Gn.
2, 18) : comme un abîme de solitude et d’ennui dans
lequel sa conscience menace souvent de sombrer, au bord duquel elle s’aiguise, en
s’éprouvant elle-même dans l’infinie distance qui sépare la créature de son Créateur – dont
la présence lui est cependant un besoin vital.
Ce n’est pas le péché qui est cause que
l’homme est une créature en puissance au non-être ; c’est cette tendance, cette potentialité
présente dans sa nature, qui est cause que le péché est entré dans le monde, l’origine de
3
Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, IV, 52 (II, 1).
notre défaillance ou de notre imperfection, et qui pose tout le problème de la liberté de
l’homme.
« Mais après le péché du premier homme, la raison s’est soustraite à sa
soumission à Dieu ; en conséquence les forces inférieures n’ont plus été
parfaitement soumises à la raison, ni le corps à l’âme4.
»
Même dans sa condition originelle, la nature....
»
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