Le Baiser au Lépreux (extrait)François MauriacUne après-midi, à l'époque des premières chaleurs, elle alla jusqu'à la métairienommée Tartehume et, accablée, se laissa choir sur le talus.
Publié le 23/05/2020
Extrait du document
«
Le Baiser au Lépreux (extrait)
François Mauriac
Une après-midi, à l'époque des premières chaleurs, elle alla jusqu'à la métairie
nommée Tartehume et, accablée, se laissa choir sur le talus.
Autour d'elle, les genêts
bourdonnaient d'abeilles et des taons, des mouches plates, sorties des branches,
piquaient ses chevilles.
Noémi sentait battre son c œur comprimé de personne forte,
et ne pensait à rien qu'à cette poussiéreuse route qu'une récente coupe de pins
livrait tout entière au feu du ciel et où, pour le retour, elle devrait parcourir encore
trois kilomètres.
Elle éprouvait que les pins innombrables, aux entailles rouges et
gluantes, que les sables et les landes incendiées la garderaient à jamais prisonnière.
En cette femme inculte et sans intelligence s'éveillait confusément le débat qui avait
déchiré Jean Péloueyre : n'était-ce pas cette terre de cendre, cette vie érémitique qui
obligeait une malheureuse mourant de soif à hausser la tête, à se tendre toute vers le
rafraîchissement éternel ? Elle essuyait avec son mouchoir bordé de noir ses mains
moites et ne regardait rien que ses souliers poudreux et le fossé où des fougères
naissantes s'ouvraient comme des doigts.
Pourtant elle leva les yeux, reçut au visage
cette odeur de pain de seigle qui était l'haleine de la métairie et, brusquement, fut
debout, tremblante : un tilbury qu'elle reconnut était arrêté devant la maison.
Que
de fois, entre les volets rapprochés d'une fenêtre, avait-elle regardé luire ces essieux
avec plus d'amour que des étoiles ! Elle secoua sa robe pleine de sable ; des charrois
cahotaient ; un geai cria ; Noémi, dans un nuage de mouches plates, demeurait
immobile les yeux sur cette porte qu'un jeune homme allait ouvrir.
Bouche bée et la
gorge gonflée, elle attendait, elle attendait — humble bête soumise.
Lorsque
s'entrebâilla la porte de la métairie, ses regards fouillèrent l'ombre où se mouvait un
corps ; une voix familière ordonnait en patois d'énormes doses de teinture d'iode...
Il
parut : le soleil alluma chaque bouton de sa veste de chasse ; le métayer tint le
cheval par la bride ; il disait qu'on était à la saison la plus dangereuse pour les
incendies : tout est encore sec, rien ne verdit sous bois et les landes ne sont plus
inondées...
Le jeune homme rassembla les rênes.
Pourquoi Noémi reculait-elle ? Une
force suspendait son élan vers celui qui s'avançait, la tirait en arrière.
Elle s'enfonça
dans les brandes plus hautes qu'elle ; les ronces écorchaient ses mains.
Un instant
elle s'arrêta, attentive à un roulement de voiture sur la route qu'elle ne voyait plus.
Sans doute, fuyant ainsi, songeait-elle que le bourg n'accepterait pas sans cris qu'elle
déchût de son rang de veuve admirable, et qu'une clause du testament de M.
Jérôme
empêcherait toujours les d'Artiailh de consentir à ce que Madame d'Artiailh appelait
“ un bête de mariage ”.
Mais de tels obstacles, l'instinct de Noémi ne les eût-il
balayés, si ne l'avait pas jugulée une autre loi plus haute que son instinct ? Petite,
elle était condamnée à la grandeur ; esclave, il fallait qu'elle régnât.
Cette bourgeoise
un peu épaisse ne pouvait pas ne se pas dépasser elle-même : toute route lui était
fermée, hors le renoncement.
Dès cette minute-là, dans la pignade pleine de
mouches, elle connut que sa fidélité au mort serait son humble gloire et qu'il ne lui
appartenait plus de s'y soustraire.
Ainsi courut Noémi à travers les brandes, jusqu'à
ce qu'épuisée, les souliers lourds de sable, elle dût enserrer un chêne rabougri sous
la bure de ses feuilles mortes mais toutes frémissantes d'un souffle de feu, — un
chêne noir qui ressemblait à Jean Péloueyre..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Gargantua (1534) François Rabelais, Extrait chapitre 23
- « Les héros des grands romanciers, même quand l'auteur ne prétend rien prouver ni rien démontrer, détiennent une vérité qui peut n'être pas la même pour chacun de nous, mais qu'il appartient à chacun de nous de découvrir et de s'appliquer. Et c'est sans doute notre raison d'être, c'est ce qui légitime notre absurde et étrange métier que cette création d'un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre coeur et peuvent se témoigner les uns aux autres pl
- PantagruelChapitre VIII (extrait)François RabelaisMaintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées [restaurées],grecque, sans laquelle c'est honte que une personne se die savante, hébraïcque,chaldaïcque, latine.
- Mark Twain Extrait de l'autobiographie de Mark Twain (de son vrai nom SamuelLanghorne Clemens) :Dans la généalogie des Clemens de Virginie on trouve une lignée d'ancêtresqui remonte à l'époque de Noé.
- René (extrait)François-René de ChateaubriandLa solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un étatpresque impossible à décrire.