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L’art imitation de la nature

Publié le 15/06/2024

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« L’art est-il l’imitation de la nature ? Jonathan Wateridge, Landscape with Matte, 2005, huile sur toile Repainting, 2011, huile sur toile Jonathan Wateridge, Introduction Dans sa nouvelle Le Portrait Ovale, Edgar Allan Poe fait l’étonnant récit de voyageurs découvrant dans la demeure où ils séjournent un magnifique portrait de femme, fascinant de réalisme, de virtuosité et, pour ainsi dire, de vie.

Ils retrouvent un recueil dans lequel est racontée l’histoire de ce portrait : le peintre a passé de longues années de sa vie à dépeindre la beauté de son épouse de sorte que son portrait soit aussi vrai que nature, retouchant constamment sa toile jusqu’à parvenir à une œuvre si fidèle qu’il s’écria, devant cette perfection enfin atteinte : « C’est la vie même ! », se retournant alors vers son modèle, et découvrant avec stupeur que la vie venait de l’abandonner, comme si elle avait été usurpée par sa doublure picturale...

Cette nouvelle fantastique semble interroger la vocation propre de l’art, comme création artificielle qui cherche à donner vie à une œuvre qui soit « aussi vraie que nature ».

Mais l’art n’est-il véritablement qu’imitation de la nature ? Il peut sembler que c’est bien ainsi que le spectateur « commun » appréhende d’ordinaire une œuvre esthétique : en cherchant d’abord à y discerner ce qu’elle « re-présente », c’est-à-dire quelle présence réelle elle reproduit par son artifice, puis en mesurant l’exactitude dans l’exécution de l’effet de ressemblance.

A cet égard, l’art semble bien n’être que représentation mimétique, tirant son contenu d’un réel qui lui est extérieur, et qu’elle copie, et tirant sa forme d’une habileté technique, qui, pour n’être pas naturelle, n’en est pas moins un savoir-faire acquis qui doit se faire disparaître lui-même pour donner à l’œuvre l’apparence d’être le fruit de la nature et non de l’effort ou du travail.

En effet, ne dit-on pas d’une œuvre qu’on ne goûte pas qu’elle « ne ressemble à rien » ? Et admire-t-on comme beau ce qui laisse apparaître le labeur ? On appréciera la virtuosité d’un grand musicien dès lors qu’il nous donne l’impression qu’il joue comme il respire, et que l’art, càd ici l’artifice, a pris la forme de la naturalité la plus pure, de l’immédiateté d’un geste qui ne doit rien à la réflexion.

Mais peut-on considérer que l’art n’est qu’une affaire de copiste, d’artifice mimétique, de représentation imitative d’un réel préalablement donné hors de lui ? L’œuvre artistique ne donne-t-elle pas à voir quelque chose que le monde naturel justement n’aurait jamais produit ? Plutôt que « représentation » (redoublement de la présence immédiate du monde par son image artistique) l’art ne donne-t-il pas une présence inédite à l’esprit humain qui peut figurer ses propres pensées dans une chose sensible, des significations dans des formes esthétiques ? L’art donnerait à penser autant qu’à percevoir, en ce sens.

Si l’art n’était que jeu mimétique, l’art serait sans doute dans l’impuissance d’égaler son modèle naturel ou ne nous montrerait tout au plus qu’une illusion, qu’un leurre, qui nous éloignerait de la réalité qu’il prétend reproduire.

Mais enfin, est-ce vraiment sur l’esprit que l’art exerce ses effets ? N’est-ce pas bien plutôt sur le corps vivant qu’il stimule, l’art n’étant que le prolongement des biais naturels (de la vie même) par lesquels le corps animal trace dans son monde ambiant des trajectoires de perception et prend prise sur le chaos ? I/ L’art comme « mimèsis » : L’image artistique, re/présentation imitative de la réalité sensible A/ Imiter : le statut paradoxal de l’image (à la fois même et autre) Aristote distingue trois catégories de l’activité intellectuelle ou trois formes du savoir (épistémè en grec): la connaissance théorique ou la theoria (contemplation intellectuelle), dans laquelle l’homme use de son intellect pour connaître les choses dans leur essence universelle ; la connaissance morale ou la praxis (action morale) qui vise à déterminer les règles de l’action moralement vertueuse et bonne, dans laquelle le but n’est pas extérieur à l’action elle-même, car le fait de bien agir est alors la finalité même de l’action ; et enfin la connaissance productive ou la poiesis (la production/fabrication - faire n’étant pas agir) dans laquelle le but est extérieur à l’action, puisque la finalité de la production est une œuvre extérieure à l’agent, finalité qu’on ne peut parvenir à atteindre qu’en maîtrisant, par une habileté technique spécifique, un ensemble de règles précises et de compétences qui définissent un savoir-faire.

Si l’on suit la classification établie par, l’art relève de la poiesis comme activité ayant pour finalité la production d’un objet extérieur à l’agent.

Mais quel genre d’objet sont ceux que produit l’art et qu’on appelle des œuvres d’art? Contrairement aux ouvrages de la technique ce ne sont pas des objets artificiels doués d’une valeur instrumentale, portant des qualités leur permettant de satisfaire un besoin, de remplir une fonction.

Ce que les différents arts (la peinture, la poésie, le théâtre, la sculpture, le cinéma, etc.) produisent, ce ne sont pas des réalités à proprement parler mais des images, si bien que l’art relève de la mimesis, càd de la technique de l’imitation, la production d’un effet de ressemblance, d’une image permettant la reconnaissance d’une similitude. Ecoutons Platon définir cette activité figurative de production d’un effet de ressemblance dans Le Sophiste, 265 b-1 : « La mimèsis est quelque chose comme une fabrication (poiesis), fabrication d’images bien sûr non de réalités.

» L’objet produit par l’art est donc image.

Mais qu’est-ce au juste qu’une image ? Quel est l’être propre d’une image ? L’image est ce qui semble être quelque chose (à quoi elle ressemble puisqu’elle en est l’image) mais sans l’être pour autant : elle n’est pas ce à quoi elle ressemble tout en tirant son être de cet effet même de ressemblance.

Tel est le statut paradoxal de l’image : elle n’est pas ce qu’elle semble être mais est son pur être de ressemblance, au point qu’on peut la définir comme « semblance », puisqu’elle n’a d’autre réalité que cette similitude par rapport à ce qu’elle n’est pas, à cette chose autre qu’elle et réelle dont elle n’est que la réplique, le double. L’image, on le voit, nous place entre être et non-être, réel et doublure du réel, vérité et illusion. Ecoutons derechef Platon mener son enquête sur ce mystère qu’est l’image, en faisant dialoguer ensemble Théétète et l’Etranger : - « Théétète : Quelle définition donnerions-nous donc de l’image, étranger, autre que de l’appeler un second objet pareil – un autre même – rendu semblable au vrai ? L’Etranger : Ton « second objet pareil/autre même » veut-il dire un objet vrai, ou que veux-tu dire avec ce « pareil » ? Théétète : Absolument pas un vrai, bien sûr, mais un qui ressemble. L’Etranger : Mais par le vrai, tu entends un être réel ? - Théétète : Oui, certes. L’Etranger : Eh quoi ? Par le non-vrai, tu entends le contraire du vrai ? Théétète : Comment donc ? L’Etranger : Ce que tu appelles le ressemblant est donc pour toi un non-être irréel, puisque tu l’affirmes non-vrai. Théétète : Il a quelque être pourtant. L’Etranger : Pas un vrai être en tout cas, d’après toi. Théétète : Assurément non, mais seulement un être de ressemblance.

» Platon, Le sophiste, 240 a-b L’œuvre d’art comme image a donc une forme hybride d’être ou de réalité, contrairement aux choses de la nature ou aux produits artificiels techniques : elle ne contente pas d’être ce qu’elle est, et ne tire pas son être (sa réalité, sa consistance, son contenu) d’elle-même, de son identité à soi, mais le tire de la ressemblance morphologique (que l’imitation artistique doit produire) avec une réalité extérieure, dont elle n’est que la copie.

De ce point de vue-là, on mesurera la beauté objective de l’œuvre d’art à l’efficacité mimétique qu’elle recèle : plus la ressemblance morphologique entre l’image et la chose, la copie et son modèle, est fidèle, douée d’une troublante exactitude, plus l’art sera beau et témoignera d’une habileté technique de l’artiste. Cet idéal illusionniste d’une réussite maximale de la mimèsis, confondant l’œil du spectateur en suscitant devant lui l’illusion du naturel, trouve son illustration dans le récit que nous fait Pline l’Ancien, dans son Histoire Naturelle, du concours légendaire qui opposa les deux plus grands peintres de l’Antiquité, Zeuxis et Parrhasius : « (…) Il eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius.

Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis.

Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent le becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda qu’on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis.

» Cette histoire est comme une mise en abîme de l’illusionnisme inhérent à la mimèsis artistique : les raisins.... »

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