L'art et la valeur de la vie
Publié le 08/11/2022
Extrait du document
«
« L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art.
» C'est par ce
paradoxe que l'artiste Robert Filliou définissait l'art : à la fois production
concrète de beauté et effort répété pour dépasser le registre des formes
préexistantes.
Parce qu'il se renouvelle sans cesse, l'artiste admet que
l'existence humaine est incomplète.
Mais une activité aussi légère et
superficielle que l'art peut-elle vraiment donner une valeur à la vie ? Ne se
limite-t-elle pas à n'être, selon la formule de Camus, qu'un « luxe
mensonger » ?
I.
Bien plus qu'un savoir-faire
vant de produire des objets artistiques, chaque culture développe des
techniques pour se perpétuer.
L'art naît du détournement des savoir-faire
disponibles.
La taille du silex devient sculpture, la parole devient chant, l'écriture
devient roman, les ordinateurs calculant les équations de diffusion de la bombe
atomique deviennent jeux vidéo.
Comment glisse-t-on de la technique à l'art ?
Les artistes, tout comme les artisans, fabriquent des objets.
Et comme eux, ils
ont recours à un savoir-faire transmis de génération en génération.
Mais si la
fabrication d'un objet doit suivre des règles, l'objet lui-même ne dicte aucune
règle d'utilisation.
Car l'art déborde le cadre de l'action efficace et concrète.
«
Tout art est parfaitement inutile », écrit Oscar Wilde.
Au lieu d'être utilisée puis
usée ou jetée, c'est-à-dire consommée, une œuvre d'art doit représenter
quelque chose, c'est-à-dire rendre présente à nouveau une chose absente, une
idée abstraite ou une divinité.
Dans l'Antiquité, les récits mythiques qui racontent la naissance de l'art lui
attribuent la fonction de rappeler à la mémoire la figure d'un être cher.
Orphée
chante le souvenir d'Eurydice restée aux enfers, et la fille du potier Boutadès
trace le contour de l'ombre de son amant au charbon pour que son père en
fasse ensuite un bas-relief.
Deux films à voir
– Milos Forman, Amadeus — Le génie est-il inné ?
Extrait du film
Amadeus, de Milos Forman, sorti en 1984, met en scène la vie de Mozart, ou plus
exactement propose une fiction qui en est librement inspirée.
L'un des partis pris du film est de retracer l'influence et l'art de Mozart à travers,
notamment, le personnage de Salieri, autre compositeur de l'époque.
Salieri se
trouve humilié par Mozart, sa nouveauté, son talent, son génie.
En effet, celui-ci
multiplie les pirouettes : jouer du piano sans voir le clavier, jouer avec les mains
inversées, etc.
Sans compter l'originalité de ses compositions.
Mozart est aussi
présenté comme puéril, riant souvent bêtement, ne sachant gérer son argent,
etc.
Salieri vit le talent de Mozart comme une trahison de Dieu : pourquoi a-t-il
donné un tel génie à un débauché plutôt qu'à lui, qui respecte la religion ?
Salieri, jaloux, mettra des obstacles à la carrière de Mozart.
Pourquoi ce film ?
Le film s'appuie sur Salieri pour représenter une croyance répandue : le génie
artistique est inné, surnaturel ; il distingue les grands des petits.
Ici, le génie est
un don de Dieu.
Certains l'ont ; d'autres travaillent, peuvent avoir de la maîtrise,
mais ne possèdent pas cet élément supplémentaire permettant de marquer
l'histoire.
Face à cette injustice, un sentiment de jalousie peut naître.
Le génie est en effet bien mystérieux.
Qu'est-ce qui distingue le grand créateur,
celui qui marque son temps et l'histoire, qui innove par son originalité, des
autres compositeurs et artistes ? L'une des hypothèses est que ce génie ne
s'acquiert pas, il est un don divin.
Cette hypothèse rejoint celle qui court de l'Antiquité au romantisme : l'artiste est
différent des autres.
Quelle référence philosophique ?
On peut notamment penser à la conception présente dans Ion, de Platon :
l'artiste, en fait, ne maîtrise aucun art ; il n'a pas de savoir-faire, ne connaît rien à
ce qu'il fait.
Il est inspiré par les Muses et c'est grâce à cette inspiration qu'il
produit un tel effet.
L'artiste est ainsi incapable d'exposer son processus créatif,
incapable d'expliquer pourquoi il a fait le choix de telle note plutôt que telle
autre pour produire tel effet.
Il est l'Inspiré ; il possède le génie tandis que les
autres ne l'ont pas.
– Damien Chazelle, Whiplash — L'artiste est-il un travailleur acharné ?
La bande-annonce
En regard d'Amadeus, le film Whiplash de Damien Chazelle, sorti en 2015, est
intéressant à analyser.
Un jeune batteur, Andrew, a intégré la plus grande école de jazz du pays pour
accomplir son rêve de musicien.
Le début du film ne fait état d'aucun talent
particulier.
Puis Terrence Fletcher, professeur tyrannique et sadique, le prend
sous son aile et, par un harcèlement psychologique et une exigence terrible, le
conduit à travailler et à dépasser ses limites.
Plusieurs scènes montrent Andrew
en train de jouer jusqu'à en souffrir physiquement.
Dans une scène, Terrence Fletcher explique son but à Andrew.
Selon lui, ce qui
est suffisant, tout juste bon, n'est pas assez : il faut viser l'excellence.
La
médiocrité est le fait d'accepter qu'un effort suffise à être valorisé pour luimême, quand il faut au contraire dépasser le niveau moyen pour arriver au
génie.
L'état de la musique actuelle, du moins du jazz, est, selon lui, le résultat
de ce manque d'exigence et ce qui pose problème.
On retrouve Andrew à la toute fin du film exécutant un solo présenté comme
génial.
Il semble ainsi justifier la violence psychologique qu'il a subie et l'idée de
Fletcher : tous les moyens sont bons pour parvenir à l'excellence.
Cette idée que celle-ci ne se produit que par un travail acharné conteste le
mythe d'un génie inspiré et inné.
Le génie n'est que travail, le travail le plus
exigeant.
Quelle référence philosophique ?
C'est la thèse que défend Nietzsche : l'artiste de génie ne l'est que par l'exigence
qu'il a envers son travail.
Il ne s'arrête pas avant l'excellence.
Il est le juge le plus
sévère de son œuvre, de sa pratique, de ses compositions.
Il ne cesse de
travailler sa maîtrise technique de l'instrument, de son art, de parfaire son
jugement, et c'est seulement pour cela qu'il est un maître et un génie.
Selon Nietzsche – et l'on retrouve là ce que pense Fletcher –, l'idée que le génie
inné existe est une excuse qu'on se donne pour ne pas se sentir jaloux ou
humilié par les meilleurs.
S'ils ne sont pas comme nous, à quoi bon travailler ?
Ce n'est alors qu'une façon de fuir la réalité : le véritable génie est travailleur et
capable de fournir plus de temps et plus d'efforts pour son œuvre que l'individu
normal.
Ce qui explique aussi la conception du génie touché par la Grâce est qu'on ne
voit pas ses efforts et son travail, mais seulement l'œuvre finie et l'aisance
apparente.
Or, Whiplash met en avant la souffrance, les doutes et douleurs d'un
jeune batteur pour se hisser à l'excellence, nous rappelant ainsi la réalité : le
travail d'artiste consiste aussi à dissimuler ses efforts afin que son œuvre nous
semble évidente et non le fruit du travail réalisé.
L'art nous trompe et nous
maintient ainsi dans l'illusion de l'existence du génie.
II.
Imitation ou expressivité
L'artiste a une responsabilité centrale : il doit savoir ce qu'est le réel pour
pouvoir l'imiter.
Mais il avance le long d'une frontière ténue entre mensonge et
vérité : il faut faire croire au réel, être réaliste, mais aussi frapper la sensibilité du
public, quitte à s'éloigner de la stricte vérité.
Platon reproche ainsi à Homère de
faire pleurer Achille à la mort de son compagnon Patrocle pour émouvoir son
lecteur.
En sacrifiant la vérité au lyrisme, l'auteur de l'Iliade ne montre pas au
spectateur la véritable nature du courage.
Aujourd'hui, il est courant qu'un film
historique ou biographique ne suive pas l'ordre ou le détail des événements
pour proposer un récit agréable et lisible, avec ses moments d'intensité, ses
flash-back et ses résolutions.
À la racine de ce mensonge, selon Platon, il y a une
distance plus grande encore avec le réel, qui est au fondement même de l'art.
Supposez un lit.
L'artisan a besoin de connaître en détail l'idée du lit pour
fabriquer un lit concret.
Le peintre lui n'a besoin que de l'apparence du lit pour
le peindre.
Le lit de l'artiste est donc éloigné de l'idée originaire du lit de deux
degrés.
Cet éloignement primitif avec la réalité peut néanmoins être vu aussi bien
comme une malédiction que comme une chance.
Car l'artiste peut faire plus que
copier improprement un réel qui lui échappe.
Il est sans doute naturel de
trouver ridicule un humain qui s'égosille pour imiter le chant....
»
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