L'abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1753). Commentaire
Publié le 19/12/2021
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L’abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1753)
Vous dirai-je quel fut le déplorable sujet de mes entretiens avec Manon pendant
cette route, ou quelle impression sa vue fit sur moi lorsque j'eus obtenu des gardes la
liberté d'approcher de son chariot ? Ah ! les expressions ne rendent jamais qu'à demi les
sentiments du c œur.
Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du
corps, assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur un côté
de la voiture, le visage pâle et mouillé d'un ruisseau de larmes qui se faisaient un passage
au travers de ses paupières, quoiqu'elle eût continuellement les yeux fermés.
Elle n'avait
pas même eu la curiosité de les ouvrir lorsqu'elle avait entendu le bruit de ses gardes, qui
craignaient d'être attaqués.
Son linge était sale et dérangé, sans mains délicates exposées
à l'injure de l'air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener
l'univers à l'idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables.
J'employai quelque temps à la considérer, en allant à cheval à côté du chariot.
J'étais si
peu à moi-même que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomber dangereusement.
Mes
soupirs et mes exclamations fréquentes m'attirèrent d'elle quelques regards.
Elle me
reconnut, et je remarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de se précipiter hors
de la voiture pour venir à moi ; mais, étant retenue par sa chaîne, elle retomba dans sa
première attitude.
Je priai les archers d'arrêter un moment par compassion ; ils y
consentirent par avarice.
Je quittai mon cheval pour m'asseoir auprès d'elle.
Elle était si
languissante et si affaiblie qu'elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni
remuer ses mains.
Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs, et, ne pouvant
proférer moi-même une seule parole, nous étions l'un et l'autre dans une des plus tristes
situations dont il y ait jamais eu d'exemple.
Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque
nous eûmes retrouvé la liberté de parler.
Manon parla peu.
Il semblait que la honte et la
douleur eussent altéré les organes de sa voix ; le son en était faible et tremblant.
Elle me
remercia de ne l'avoir pas oubliée, et de la satisfaction que je lui accordais, dit-elle en
soupirant, de me voir du moins encore une fois et de me dire le dernier adieu.
Mais, lorsque
je l'eus assurée que rien n'était capable de me séparer d'elle et que j'étais disposé à la
suivre jusqu'à l'extrémité du monde pour prendre soin d'elle, pour la servir, pour l'aimer
et pour attacher inséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvre fille se
livra à des sentiments si tendres et si douloureux, que j'appréhendai quelque chose pour
sa vie d'une si violente émotion.
Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir
dans ses yeux.
Elle les tenait fixés sur moi.
Quelquefois elle ouvrait la bouche, sans avoir
la force d'achever quelques mots qu'elle commençait.
Il lui en échappait néanmoins
quelques-uns.
C'étaient des marques d'admiration sur mon amour, de tendres plaintes de
son excès, des doutes qu'elle pût être assez heureuse pour m'avoir inspiré une passion si.
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