« La Vertu malheureuse » in Mercure galant, janvier [tome 1], 1678, p. 52-93.
Publié le 17/02/2022
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« La Vertu malheureuse » in Mercure galant , janvier [tome 1], 1678, p.
52-93.
Comme les Inscriptions conservent la mémoire de ce qui se passe de plus grand au monde, on en
devrait faire pour toutes les Actions héroïques qui méritent un long souvenir.
Je mets de ce nombre
la Retraite de l’admirable Personne dont vous me parlez.
Il n’y a rien de plus vrai que cette
Retraite ; et pour ne vous laisser rien ignorer des motifs qui l’ont portée à se mettre dans un
Couvent, il est bon que je vous apprenne en peu de mots ce qui a précédé le veuvage qui lui en a fait
prendre la résolution.
Vous savez, Madame, qu’elle est d’une des meilleures Maisons de Normandie, et très bien alliée
dans cette Province.
Elle y avait été élevée Fille avec tous les soins qu’on peut avoir d’une Héritière
à laquelle une Succession fort considérable ne saurait manquer.
C’est assurément beaucoup qu’être
riche et de naissance, pour s’attirer force soupirants ; mais quand elle n'aurait point eu ces
avantages, son mérite aurait suffi pour la faire aimer.
C’est peu de dire qu’on ne pouvait découvrir
en elle aucune mauvaise qualité, elle avait toutes celles qu’on peut souhaiter dans une Personne
toute accomplie.
Elle était belle sans fierté, civile sans abaissement, spirituelle sans affectation,
complaisante sans contrainte, et il y avait un je ne sais quel charme de douceur répandu dans toutes
ses manières, qui touchait le cœur dés qu’on la voyait.
Vous jugez bien, Madame, que sa Cour fut
grosse en peu de temps.
Son Père était un vieux Gentilhomme qui avait toujours tenu sa Maison ouverte à toute la Noblesse
des environs ; et sa Fille ne fut pas plutôt en âge d'être mariée, qu’il reçut plus de visites que jamais.
Il l’aimait tendrement, elle était unique, et ayant du bien, il résolut de ne s’en défaire que pour un
Parti qui l’élevât.
La Belle qui toute charmante qu’elle était, avait encore plus de vertu que de
beauté, réglait ses sentiments sur ceux de son Père, et recevant civilement tous les prétendants, elle
attendait qu’il choisît pour elle, et gardait l’entière liberté de son cœur.
Cependant, comme il y a de la fatalité en toute chose, et plus en amour qu’en aucune, un jeune
Marquis, qui avait assez de naissance pour en prendre le titre, et trop peu de bien pour en soutenir
avantageusement la qualité, vint passer l’Automne dans une Terre qu’il avait, voisine de celle du
vieux Gentilhomme.
Il fut bientôt informé du bruit que faisait son aimable Fille, qu’il n’avait point
vue depuis quatre ou cinq ans qu’il s'était attaché à la Cour.
Il avait un de ces airs qui frappent
d’abord.
Rien n'était plus engageant que son entretien, et tout ce qu’il disait marquait un esprit si
bien tourné, qu’il était difficile de le connaître sans l’estimer.
Il vit la Belle, la Belle le vit ; et s’il fut charmé d’elle presque aussitôt qu’il lui eut parlé, elle sentit
après quelques conversations, que si le choix de son Père tombait sur lui, elle n’aurait pas besoin de
faire violence à son cœur pour l’y soumettre.
Ainsi soit que cette première impression ne lui parût
pas assez dangereuse pour s’y devoir opposer, soit qu’il lui fut impossible de faire autrement, elle
n’usa d’aucune précaution contre le plaisir que lui donnaient les visites, et ayant pour lui une civilité
ouverte, elle ne prit pas garde que la résolution où elle demeurait de vouloir en Fille bien née tout ce
qu’on jugerait à propos qu’elle voulût, ne la défendait pas d’un engagement secret qu’elle ne serait
pas toujours en pouvoir de vaincre.
Le Marquis de son côté devint éperdument amoureux de cette
belle Personne ; mais connaissant que le père ne se résoudrait à s’en priver que pour un
établissement considérable, il cacha sa passion par la crainte d’être banni, et tâcha seulement de se
rendre agréable à l’un et à l’autre par ses soins, sans trop raisonner sur le peu d’apparence qu’il y
avait qu’on le mît en concurrence avec quantité de partis avantageux qui se présentaient.
Il réussit
auprès de la Fille, qui de jour en jour sentait redoubler l’estime qu’elle avait pour lui.
Cet avantage
l’aurait fort consolé de ce qu’il souffrait, s’il lui eût été connu ; mais la Belle était si réservée avec
lui sur ses sentiments, que comme il n'osait s’expliquer de son amour que par ses regards, il ne pût
rien découvrir de ce penchant favorable qui lui donnait ses vœux en secret.
Les choses étaient en cet état, quand un Ami d'importance que le Marquis avait à la Cour le vint
surprendre inopinément.
C'était un Comte des plus qualifiés, bien fait de sa Personne, et d’une
conversation assez aisée pour n’ennuyer pas.
Il avait grand équipage, et du bien à proportion de la.
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