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La solitude - Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique.

Publié le 30/06/2020

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« TEXTE La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginaireinent le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l'île s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail. Je sais maintenant que chaque homme porte en lui — et comme au-dessus de lui — un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur demon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités. A Spéranza(l), il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles — des paramètres — au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations (2) et d'extrapolations (2) qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction — comme de bien d'autres — qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d'ailleurs en écrivant ces lignes que l'expérience qu'elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j'emploie. Le langage relève en effet, d'une façon fondamentale, de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d'eux un îlot lumineux à l'intérieur duquel tout est — sinon connu — du moins connaissable. Les phares ont disparu dé mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu'à moi. Maintenant, c'en est fait, les ténèbres m'environnent. Et ma solitude n'attaque pas que l'intelligibilité des choses. Elle mine jusqu'au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart lé plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un ! Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique. Michel Tournier raconte ici — notons qu'il s'agit d'un roman — une aventure exceptionnelle : celle d'un nouveau Robinson perdu sur une île déserte. Il analyse donc l'effet désastreux de la solitude sur cet homme. Celle-ci agit progressivement, mais toujours dans le sens d'une désagrégation de l'être à mesure qu'il la perçoit clairement, tous éléments imaginatifs écartés. En premier, la parole perd de son urgence [utilité] ; or le langage étant spécifique de l'homme — qui a besoin d'interlocuteur [de réponses] —, c'est une partie de l'essence humaine qui disparaît s'il n'est plus ni parlé ni entendu [écouté]. Les sens [sensations] aussi ne sont plus sûr(e)s. Car Autrui est élément référentiel; il permet une-vision relative des objets, mais aussi il en confirme la réalité, complétant l'éclairage qui les rend vrais à la perception. Autrui est aussi protection contre les pièges de l'imaginaire; d'autant. plus que, malgré les efforts inconscients de création d'autres présences humaines fictives, l'homme seul est désespérément face à un unique Extraordinaire [Absolu], à son mystère sans fond, à ses dimensions d'un autre monde que l'Humain. ...»

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