La Nausée (extrait)Jean-Paul SartreLa chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'ensuis plein.
Publié le 23/05/2020
Extrait du document
«
La Nausée (extrait)
Jean-Paul Sartre
La chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en
suis plein.
— Ce n'est rien : la Chose, c'est moi.
L'existence, libérée, dégagée, reflue
sur moi.
J'existe.
J'existe.
C'est doux, si doux, si lent.
Et léger : on dirait que ca tient
en l'air tout seul.
Ca remue.
Ce sont des effleurements partout qui fondent et
s'évanouissent.
Tout doux, tout doux.
Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche.
Je
l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse — et la voila qui renaît dans ma
bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre
— discrète — qui frôle ma langue.
Et cette mare, c'est encore moi.
Et la langue.
Et la
gorge, c'est moi.
Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table.
Elle vit — c'est moi.
Elle
s'ouvre, les doigts se déploient et pointent.
Elle est sur le dos.
Elle me montre son
ventre gras.
Elle a l'air d'une bête à la renverse.
Les doigts, ce sont les pattes.
Je
m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur
le dos.
Le crabe est mort : les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de
ma main.
Je vois les ongles — la seule chose de moi qui ne vit pas.
Et encore.
Ma
main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos.
Un dos argenté,
un peu brillant — on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance
des phalanges.
Je sens ma main.
C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de
mes bras.
Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte ; je sens
son poids sur la table qui n'est pas moi.
C'est long, long, cette impression de poids,
ca ne passe pas.
Il n'y a pas de raison pour que ca passe.
A la longue, c'est intolérable...
Je retire ma
main, je la mets dans ma poche.
Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la
chaleur de ma cuisse.
Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche ; je la laisse
pendre contre le dossier de la chaise.
Maintenant, je sens son poids au bout de mon
bras.
Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe.
Je n'insiste
pas : ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle
existe ; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur
humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne
paresseusement comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se
promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle
ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel.
Je
me lève en sursaut : si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ca irait déjà mieux.
Les pensées, c'est ce qu'il y a de plus fade.
Plus fade encore que de la chair.
Ca s'étire à n'en plus finir et ca laisse un drôle de
goût.
Et puis il y a les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches
de phrases qui reviennent tout le temps : “ Il faut que je fini...
J'ex...
Mort...
M.
de
Roll est mort...
Je ne suis pas...
J'ex...
” Ca va, ca va...
et ca ne finit jamais.
C'est pis
que le reste parce que je me sens responsable et complice.
Par exemple, cette espèce
de rumination douloureuse : j'existe, c'est moi qui l'entretiens.
Moi.
Le corps, ca vit
tout seul, une fois que ca a commencé.
Mais la pensée, c'est moi qui la continue, qui
la déroule.
J'existe.
Je pense que j'existe.
Oh ! le long serpentin, ce sentiment d'exister
— et je le déroule, tout doucement...
Si je pouvais m'empêcher de penser ! J'essaie, je
réussis : il me semble que ma tête s'emplit de fumée...
et voila que ca recommence :
“ Fumée...
ne pas penser...
Je ne veux pas penser...
Je pense que je ne veux pas.
»
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