La Fontaine dit à maintes reprises que ses fables sont des mensonges. Qu'en pensez-vous ?

« La Fontaine le dit à qui veut bien l'entendre, les fables ne sont que mensonges.

Voilà qui est bien étrange de la partd'un homme qui prétend faire œuvre de moraliste, notamment auprès d'enfants comme le très jeune Dauphin, dédi-cataire du premier recueil, ou le jeune Duc de Bourgogne à qui le fabuliste dans sa vieillesse dédie le livre XII.

Àpremière vue, on comprend l'attitude hostile que J.-J.

Rousseau exprime dans son roman pédagogique Y Emile : «oùen sera l'enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit "sans mentir" que parce qu'il ment ? »Dans quelle mesure les Fables, celles que nous empruntera au «second recueil», peuvent-elles justifier le proposprovocant de leur auteur ? Ces fictions ne sont-elles pas après tout les multiples miroirs de nos impostures ? Nesont-elles pas les «feintes» d'une subtile stratégie ? Première idée directrice : le monde des Fables est faux. I.

Le mot «fable»Le terme lui-même doit nous alerter.

Une fable est un récit fondé sur l'imagination.

Or Pascal ne proclame-t-il pasque l'imagination est « maîtresse d'erreur et de fausseté» ?La Fontaine lui-même le dit dans la dédicace du livre VII à Mme de Montespan : la fable est «proprement uncharme», c'est-à-dire, au sens étymologique et fort que le mot conserve au XVie siècle, une formule magique,propice à nous entraîner par conséquent dans le monde de l'illusion ; et d'ajouter : «vous savez quel crédit cemensonge a sur nous». II.

Un monde illusoire où les animaux agissent et parlentCertes La Fontaine ne fait que suivre une très antique tradition dont le mythique Esope témoigne déjà et que lescontes populaires du Moyen Age ont renouvelée avec le Roman de Renart, par exemple.Il n'en demeure pas moins très surprenant de découvrir des acteurs qui se nomment le Chat, la Belette ou le PetitLapin (VII, 15) dans un temps où s'épanouit la pensée de Descartes : quand paraît le deuxième recueil des Fables,cela fait plus de 40 ans que le Discours de la méthode énumère les quatre « préceptes » pour bien conduire saraison.Temps aussi où règnent, sur la scène, les héros tragiques de Racine, et dans les esprits, les personnages de Mmede La Fayette dont le roman La Princesse de Clèves est exactement contemporain du deuxième recueil. III.

Les artifices de la Poésie ne contribuent-ils pas à dissimuler la réalité ?L'apologue, par essence, est prosaïque, au point qu'on a pu voir en lui l'origine de toute prose.

Or La Fontaineprésente ses Fables comme « mises en vers » par lui.

Ne s'agit-il pas d'un « habit » dont la « bigarrure plaît» à l'égalde la peau de Léopard (IX, 3) mais qui «en moins d'un moment lasse les regardants » ?Que dire des allusions mythologiques dont la poésie s'affuble depuis la Renaissance et que l'on retrouve par exempledans « L'Ingratitude et l'Injustice des hommes envers la Fortune» (VII, 13), «L'Homme et la Puce» (VIII, 5), «L'Ourset l'Amateur des jardins» (VIII, 10) ou «L'Araignée et l'Hirondelle» (X, 6) ? Conclusion partielle et transition Un monde de féerie, soit, mais pourquoi le prendre au sérieux en y voyant des indices de vérité sur nous-mêmes ? Ilest vrai que La Fontaine prend soin, dans le «Discours de Mme de la Sablière» placé à la fin du livre IX, de préciserqu'il y a un passage possible de l'homme à l'animal ; et par là il réfute la thèse cartésienne des animaux-machines.

Ilmontre dès lors que les Fables peuvent être vraies, sous les «habits du mensonge», comme il est dit dans le «Dépositaire infidèle» (IX, 1), et guider vers le vrai. Deuxième idée directrice : les Fables sont le miroir d'un monde plein de fausseté. I.

Elles mettent en scène des êtres qui vivent d'illusionsLes uns laissent vagabonder leur imagination, telle Perrette qui «prétendait arriver sans encombre à la ville » (VII,9).

Mais c'était sans compter sa « flatteuse erreur» et les coups du sort : transportée d'aise à la perspective de sesgains, elle «saute» ; «le lait tombe ; adieu, veau, vache, cochon, couvée».Chez d'autres, et c'est pire, l'illusion fait naître une prétention au pouvoir : dans «Le Coche et la Mouche» (VII, 8),«Une mouche survient, et des chevaux s'approche ;/Prétend les animer par son bourdonnement ».

Elle est l'image de« certaines gens » qui « font partout les nécessaires / Et, partout importuns, devraient être chassés.

»Situation pire encore quand l'illusion fait croire qu'il est possible d'avoir cette prétention, comme le dit la fable «LeCuré et la Mort» (VII, 10).Les hommes se mentent à eux-mêmes : « Le bien nous le faisons, le mal c'est la Fortune/On a toujours raison, ledestin toujours tort» («L'Ingratitude et l'Injustice des hommes envers la Fortune» VII, 13).Le mensonge peut relever de la tactique : c'est le cas des « Devineresses » (VII, 14), tactique fallacieuse car leurpouvoir tient au lieu où elles l'exercent et non à elles-mêmes. II.

Le mensonge et la science politiqueTout le livre VII développe une réflexion sur le pouvoir.

« Les Animaux malades de la Peste» (VII, 1) dénoncent lesfausses confessions et le comportement du Lion (il faut comprendre Louis XIV) qui manipule les courtisans.

Il est letype du mauvais maître auquel s'oppose Charles II d'Angleterre dans la dernière fable du livre : lui sait détromper sonpeuple.

Dans «La Cour du Lion» (VII, 6), «maître» rime avec «connaître» : l'exercice de la puissance suppose laconnaissance, mais la tyrannie suscite les masques qui empêchent finalement le tyran de connaître : le renard se. »