« la conscience simultanée de la servitude humaine et de l'indomptable aptitude des hommes à fonder leur grandeur sur elle »
Publié le 20/12/2021
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«
INTRODUCTION
Servitude et grandeur.
Cette antithèse, banale depuis Vigny, reçoit sous la plume d'André
Malraux une application nouvelle : elle constitue à ses yeux la clé de la tragédie.
L'émotion tragique essentielle, telle qu'on la ressent par exemple devant le destin
d'oedipe, c'est selon lui « la conscience simultanée de la servitude humaine et de
l'indomptable aptitude des hommes à fonder leur grandeur sur elle ».
Quelques exemples pris dans le théâtre français pourront nous aider à apprécier la valeur
de cette formule.
I.
LA TRAGÉDIE FAIT PRENDRE CONSCIENCE DE LA SERVITUDE HUMAINE
La tragédie, en effet, rappelle toujours à l'homme, par certains côtés, la servitude qui
pèse sur lui.
Non pas seulement parce que la souffrance et la mort y triomphent ; mais
aussi, plus profondément, parce que la volonté humaine y est humiliée, et ses efforts
impitoyablement déjoués.
C'est pourquoi il n'y a de tragique au plein sens du terme que
si le public admet ou entrevoit, au-delà des explications naturelles relevant de la
psychologie ou de l'histoire, l'existence d'une puissance transcendante vainement
affrontée par l'homme : c'est la fatalité dans oedipe, la Providence dans Athalie — «
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit », s'écrie Athalie en constatant que toutes ses
intrigues se sont retournées contre elle, — Vénus dans Phèdre, Rome dans Bérénice.
II.
LA TRAGÉDIE FONDE LA GRANDEUR SUR LA SERVITUDE
En même temps, la tragédie rappelle à l'homme qu'il peut fonder sa grandeur sur cette
servitude.
II le peut d'abord par la lucidité.
Un héros asservi revêt une certaine grandeur lorsqu'il a
le courage de voir sa misère en face.
C'est ce que fait Oreste dans le célèbre dénouement
d'Andromaque, ou Phèdre dans ses célèbres tirades de l'Acte IV.
De même Ferrante, à la
fin de la Reine Morte, reconnaît qu'il n'a jamais compris le pourquoi de ses actes ni
tranché ses contradictions.
Telle serait, d'après le Prologue et le Choeur qui commentent
Antigone de Jean Anouilh, l'essence de la tragédie : « on est enfin pris comme un rat,
avec tout le ciel sur son dos (...) on n'a plus qu'à crier (...) ce qu'on avait à dire (...) Et
pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi ».
Il s'agit là en fait d'une grandeur assez dérisoire.
La lucidité ne prend sa pleine valeur
humaine que chez l'être qui se sacrifie.
Encore ce sacrifice, où réside l'essentiel de la
grandeur tragique, peut-il recouvrir deux mouvements opposés de la volonté humaine :
la révolte et le don.
L'homme peut tenter de fonder sa grandeur sur' la servitude en se révoltant.
L'exemple
le plus ancien est celui de Prométhée, qui dans la tragédie d'Eschyle clame sa souffrance
comme une preuve de la tyrannie de Zeus.
L'Athalie de Racine, infiniment plus coupable,
s'élève pourtant à la grandeur tragique par ses dernières imprécations.
Mais cette
attitude reste rare dans la tragédie classique ; c'est à l'époque contemporaine qu'elle
apparaît dans toute sa clarté.
Le sacrifice d'Antigone, chez Jean Anouilh, n'est finalement
qu'un « non » jeté à la face du monde tel qu'il est.
L'Oreste de Sartre, dans Les Mouches,
voit dans ses épreuves l'occasion non pas d'expier son meurtre, mais de le revendiquer
crânement.
C'est sans doute à cette forme de sacrifice que songe surtout André Malraux lorsqu'il
parle d'une « indomptable » aptitude des hommes.
Pourtant la véritable grandeur dont la
tragédie donne conscience ne réside pas dans la pure révolte, mais dans le don.
Don de soi, renoncement généreux, telle est la leçon d'Antigone dans la tragédie de
Sophocle.
L'héroïne ne lance pas sa mort comme un soufflet au monde tel qu'il est, elle.
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