La Condition humaine (extrait)Première partie, 21 mars 1927André MalrauxMinuit et demi.
Publié le 23/05/2020
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La Condition humaine (extrait)
André Malraux
Première partie, 21 mars 1927
Minuit et demi.
Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui
tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant
que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du
plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à
demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d'homme.
La seule
lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les
barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en
accentuer le volume et la vie.
Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois.
Découvert ?
Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! […]
Il se répétait que cet homme devait mourir.
Bêtement : car il savait qu'il le tuerait.
Pris
ou non, exécuté ou non, peu importait.
Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il
devait frapper sans qu'il se défendît, — car, s'il se défendait, il appellerait.
Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant
qu'il attendait, mais un sacrificateur.
Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis :
sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi
cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté.
“ Assassiner n'est pas seulement tuer… ”
[…]
Un seul geste, et l'homme serait mort.
Le tuer n'était rien : c'était le toucher qui était
impossible.
Et il fallait frapper avec précision.
[…] Toucher ce corps immobile était
aussi difficile que frapper un cadavre, peut-être pour les mêmes raisons.
Comme appelé
par cette idée de cadavre, un râle s'éleva.
Tchen ne pouvait plus même reculer, jambes
et bras devenus complètement mous.
Mais le râle s'ordonna : l'homme ne râlait pas, il
ronflait.
Il redevint vivant, vulnérable ; et, en même temps, Tchen se sentit bafoué.
Le
corps glissa d'un léger mouvement vers la droite.
Allait-il s'éveiller maintenant ! D'un
coup à traverser une planche, Tchen l'arrêta dans un bruit de mousseline déchirée, mêlé
à un choc sourd.
Sensible jusqu'au bout de la lame, il sentit le corps rebondir vers lui,
relancé par le sommier métallique.
Il raidit rageusement son bras pour le maintenir : les
jambes revenaient ensemble vers la poitrine, comme attachées ; elles se détendirent d'un
coup.
Il eut fallut frapper de nouveau, mais comment retirer le poignard ?.
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