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La communication suspendue de T. W. ADORNO

Publié le 09/01/2020

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Pour Merleau-Ponty, la communication entre moi et autrui peut être « suspendue », mais jamais totalement anéantie (Phénoménologie de la perception. II, 4). Plus pessimiste, le philosophe allemand Adorno recourt ici à la forme de l'aphorisme pour prédire la « fin » du langage si celui-ci ne sert plus que des intérêts opposés aux exigences du vrai dialogue (cf. note 1 p. 58).

Institutionpour sourds-muets, — Tandis que les écoles dressent les enfants à parler comme on administre les premiers secours aux victimes d’accidents de la circulation ou comme on construit des planeurs, les enseignés tombent dans un mutisme de plus en plus profond. Ils sont capables de faire des exposés, chaque phrase prouve qu’ils sauraient affronter un micro pour y représenter l’humanité moyenne, mais leur aptitude à parler entre eux s’atrophie. Car la conversation présuppose des expériences vécues dignes d’être racontées, la liberté de l’expression, de l’indépendance et des relations effectives. Dans le système qui envahit toute la vie, les entretiens semblent se dérouler entre ventriloques. Chacun devient son propre Charlie McCarthy* : voilà qui explique sa popularité. Les propos de chacun se mettent tous à ressembler aux formules réservées aux salutations et aux adieux. Ainsi une jeune fille que son éducation a heureusement adaptée aux normes du jour devrait pouvoir dire exactement à tout moment ce qui convient dans une situation donnée, car il y a là des points de repère qu’elle peut déceler. Mais ce déterminisme imposé au langage dans une telle adaptation signifie en même temps la fin de celui-ci : la relation entre la chose et le mot qui l’exprime est rompue.

(...) Parler est devenu affaire de mauvaises manières. On se rapproche de plus en plus de ce qui se passe dans la vie sportive. On veut marquer le plus de points possible : il n’est pas de conversation où ne s’insinue comme un poison l’occasion d’entrer en compétition. Les émotions qui, dans la conversation digne d’êtres humains, s’adressaient à l’objet de celle-ci, s’attachent obstinément à tout ce qui permet d’affirmer qu’on a raison, sans le moindre rapport avec la pertinence de ce qui est dit. Devenus simples instruments du pouvoir, les mots désensorcelés acquièrent pourtant un pouvoir magique sur ceux qui les utilisent. On peut constamment observer combien les paroles prononcées une fois — aussi absurdes, fortuites ou fausses qu’elles soient—, par le seul fait qu’elles ont été dites, tyrannisent le locuteur comme si elles étaient devenues sa propriété — et il ne peut plus y renoncer. Les mots, les chiffres, les termes une fois trouvés et prononcés, acquièrent de l’indépendance et font le malheur de quiconque s’approche d’eux. Ils forment une zone d’infection paranoïaque et il faut avoir recours à tout le pouvoir de la raison pour rompre leur charme.

Theodor W. Adorno, Minima Moralia (1951), trad. E. Kaufholz et J. R. Ladmiral, Payot, 1980, pp. 130-131.

« mutis m~e plus en plus profond.

Ils sont capables de faire des exposés , chaque phrase prouve qu'ils sauraient affronter un micro pour y repré senter l'humanité moyenne, mais leur apti­ tude à par ler entre eux s'atrophie.

Car la conversation présup­ pose des expériences véc ues dignes d'être racontées , la liberté de l'expression, de l'indépendance et des relations effectives.

Dans le système qui envahit toute la vie, les entre tiens sem ­ blent se dérouler entre ventriloques.

Chacun devient son pro­ pre Charlie McCarthy* : voilà qui expliq ue sa popu larité .

Les propos de chacun se mettent tous à ressemb ler aux formules réservées aux salutation s el aux adieux.

Ainsi une jeu ne fille que son éducation a heureusement adaptée aux normes du jour devrait pouvoir dire exactement à tout moment ce qui convient dans une situation donnée, car il y a là des points de repère qu'elle peut déceler.

Ma is ce déterminisme im posé au langage dans une telle adaptation signifie en même temps la fin de celui­ ci: la rela tion entre la chose et le mot qui l'exprime est rompue.

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) Parler est devenu affaire de mauvaises man ières.

On se rapproche de plus en plus de ce qui se passe dans la vie spo r­ ùve.

On veut marquer le plus de points poss ible; il n'est pas de conversation où ne s'insin ue comme un poison l'occasio n d'entre r en compétition.

Les émotions qui , dans la conversa­ tion digne d'êtres humains, s'ad ressaie nt à l'objet de celle-ci, s'attache nt obs tinément à tout ce qui permet d'affirmer qu'on a raiso n, sans le mo indre rapport avec la pertinenc e de ce qui est dit Devenus simp les instruments du pouvoir, les mots désen­ sorce lés acquièrent pourtant un pouvo ir magique sur ceux qui les utilisent On peut cons tamment observer combien les paro­ les prononcées une fois - aussi absurdes, fortuites ou fausses qu'elles soient -, par le seu l fai t qu'e lles ont été dites, tyran ­ nisent le locuteur comme si elles étaie nt devenues sa propriété - et il ne peut plus y renoncer.

Les mots, les chiffres, les ter­ mes une fois trouvés et pro noncés, acquièrent de l'indépendance et font le ma lheur de quiconque s'approche d'eux.

Ils forment une zone d'infection paranoïaque et il faut avoir reco urs à tout le pouvoir de la raison pour romp re leur charme .

Theodor W.

AooRNQ, Minima Moralia (1951), trad .

E.

Kaufho lz et J.

R.

Ladmiral, Payot, 1980, pp.

130-131.

* Célèbre ventriloque des années quarante (NdT).. »

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