KANT (1724-1804) : APPRENDRE À PHILOSOPHER
Publié le 25/09/2022
Extrait du document
«
KANT (1724-1804) : APPRENDRE À PHILOSOPHER
« … On ne doit pas apprendre des pensées, mais apprendre à penser … L'étudiant
qui sort de l'enseignement scolaire était habitué à apprendre.
Il pense maintenant qu'il va
apprendre la Philosophie, ce qui est impossible car il doit apprendre à philosopher.
Je vais m'expliquer plus clairement : toutes les sciences qu'on peut apprendre au sens propre
peuvent être ramenées à deux genres : les sciences historiques et les sciences mathématiques
… Or dans tout ce qui est historique l'expérience personnelle ou le témoignage étranger, - et
dans ce qui est mathématique, l'évidence des concepts et la nécessité de la démonstration,
constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n'a pour
ainsi dire qu'à être assimilé : il est donc possible dans l'un et l'autre cas d'apprendre, c'est à
dire soit d'imprimer dans sa mémoire, soit dans l'entendement, ce qui peut nous être exposé
comme une discipline déjà achevée.
Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la philosophie, il
faudrait qu'il en existât réellement une.
On devrait pouvoir présenter un livre et dire : «
Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le
retenir, bâtissez ensuite là-dessus et vous serez philosophes » : jusqu'à ce qu'on me montre un
tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m'appuyer à peu près comme sur POLYBE pour
exposer un événement de l'histoire, ou sur EUCLIDE pour expliquer une proposition de
Géométrie, qu'il me soit permis de dire qu'on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu
d'étendre l'aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue
d'une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie
prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par d'autres, et dont découle une
illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu'en un certain lieu et parmi certaines
gens, mais est partout ailleurs démonétisée.
La méthode spécifique de l'enseignement en
Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens, c'est-à-dire qu'elle est une
méthode de recherche …
L’auteur philosophique sur lequel on s’appuie dans l’enseignement ne doit pas non plus être
considéré comme le modèle du jugement, mais seulement comme une occasion de juger par
soi-même sur lui, et même contre lui, et la méthode de réflexion et de raisonnement par soimême est ce que l’étudiant recherche essentiellement … »
EMMANUEL KANT, Annonce du programme des leçons de M.
E.
Kant durant le
semestre d'hiver 1765-1766, tr.
fr.
M.
Fichant, Vrin, pp.
68-69
1
Explication du texte de Kant, « apprendre à philosopher ».
Introduction
1/ Dégager le thème du texte (= ce qui répond à la question « de quoi parle le texte ? »)
Le texte proposé (soumis à notre étude) est un extrait de l’Annonce du programme des leçons de M.
E.
Kant
durant le semestre d’hiver 1765-1766 où Kant traite de la spécificité de l’enseignement de la philosophie à
partir d’une réflexion sur la nature et la fin (= but) de la philosophie.
»
2/ Dégager la question directrice du texte de manière problématisée
De manière générale, l’enseignement scolaire vise à transmettre des connaissances sures et établies qu’il revient
à l’élève de comprendre et d’assimiler afin de les maîtriser.
On serait tenté de penser qu’il en va de même pour la
philosophie.
On apprendrait la philosophie comme on apprend l’histoire ou les mathématiques en assimilant les
pensées qui ont été construites par les philosophes du passé.
Toutefois, pour apprendre la philosophie, il faudrait
qu’il existât un savoir proprement philosophique qui soit aussi certain que le savoir mathématique et historique.
Or, est-ce le cas ? La philosophie est-elle une discipline qui nous livrerait un savoir stable et sûr comme les
mathématiques ou l’histoire, que l’on pourrait assimiler par un travail de mémorisation et de
compréhension ou est-elle autre chose ? Si tel n’est pas le cas, quel peut-être le but de la philosophie et de
son enseignement ?
3/ Dégager la thèse de l’auteur (= que dit l’auteur à propos du thème ? Comment répond-il à la question
directrice ?)
Kant soutient que l’on ne peut ni enseigner ni apprendre la philosophie, comme on pourrait enseigner ou
apprendre les mathématiques et l’histoire, mais seulement apprendre à philosopher, c’est-à-dire non pas assimiler
un savoir, mais un savoir-faire.
Pour Kant, le but de l’enseignement de la philosophie est avant tout de former les
étudiants à la réflexion critique.
4/ Mettre en évidence les difficultés que soulèvent la thèse ou les arguments de l’auteur
Mais pourrions-nous approfondir notre propre pensée sans nous confronter aux philosophes du passé ? Penser
par soi-même, n’est-ce penser qu’avec soi-même ? Par ailleurs, si, comme le suggère Kant, il n’y pas une
philosophie, mais des philosophies, quel est le rapport que la philosophie entretient avec l’idée de vérité ?
Qu’est-ce qui fait, malgré la pluralité des doctrines philosophiques, l’unité de la philosophie ?
5/ Dégager la structure argumentative du texte = plan du texte
2
1/ Dans un premier temps (ligne 1 à 3) Kant expose la thèse du texte, à savoir que l’on ne peut pas
apprendre la philosophie, mais seulement apprendre à philosopher.
2/ Dans un second temps (ligne 5 à 11) Kant s’appuie sur l’exemple des sciences historiques et des sciences
mathématiques pour montrer quelles sont les conditions requises pour qu’un savoir puisse être
effectivement appris.
L’analyse de ces exemples a pour but d’opérer une distinction entre la nature de la
connaissance proprement scientifique et « la » philosophie.
3/ Kant montre alors (ligne 14 à 25) que la philosophie ne remplit pas ses conditions.
En effet, la
philosophie n’est pas un système achevé de connaissances que l’on pourrait enseigner comme on enseigne
l’histoire ou les mathématiques.
Ainsi, pour Kant, on ne saurait enseigner « la » philosophie car il n’existe
pas « une » philosophie, mais seulement « des » doctrines philosophiques dont aucune ne livre une vérité
absolue.
Quelle peut être alors le but de l’enseignement de la philosophie ?
4/ Dans un dernier temps (ligne 26 à 29), Kant soutient qu’enseigner la philosophie, ce n’est pas délivrer des
vérités absolues, mais donner les moyens à l’élève pour qu’il recherche par lui-même la vérité, c’est-à-dire
une méthode qui doit lui permettre de bien conduire sa pensée et de construire un jugement raisonné.
Kant livre en creux une certaine conception de la philosophie qui est avant tout une activité critique et
personnelle qui nous invite à dialoguer avec nos prédécesseurs, à discuter leurs thèses et à construire de manière
rationnelle et prudente notre propre jugement.
Première partie
Kant formule dans le premier paragraphe une règle1 générale à l’attention des enseignants de
philosophie et des étudiants qui s’apprêtent à entrer dans cette discipline.
Par l’usage du verbe « devoir » (lignes
1 et 4) Kant confère à son propos une valeur d’emblée prescriptive : Kant indique en effet la marche à suivre,
c’est-à-dire ce qu’il faut faire si l’on veut s’initier à la philosophie.
Quelle est précisément cette règle ? L’entrée
en philosophie suppose que l’on apprenne à philosopher, c’est-à-dire à penser.
La thèse que soutient Kant, et
qu’il s’attache à démontrer dans la suite du texte, a pour but de lever un malentendu, voire de critiquer un
préjugé2 (ligne 3 : « il pense maintenant qu’il va apprendre la philosophie »), à savoir l’opinion selon laquelle
on pourrait apprendre la philosophie.
Ici le verbe « penser » peut être interprété dans le sens de « croire »
(l’étudiant croit que).
D’où vient ce préjugé ? Il est le résultat de la force de l’habitude (ligne 2).
L’étudiant,
confronté à cette nouvelle discipline qu’est la philosophie, croit pouvoir apprendre des pensées comme il a
appris des formules en mathématiques ou des dates en histoire au cours d’un apprentissage fondé sur l’exercice
de la mémoire et la répétition.
Il est ainsi enclin à aborder la philosophie avec une méthode de travail qui est
devenue un automatisme (« l’étudiant … habitué à apprendre »), l’habitude étant un comportement permanent
acquis par répétition et ayant un caractère automatique DÉFINITION DE L’HABITUDE .
La critique de Kant ne vise pas seulement les préjugés des élèves, mais aussi une mauvaise manière
d’enseigner la philosophie où l’on demande aux étudiants d’ « apprendre » au sens d’une assimilation d’un
contenu ou d’un savoir sans réflexion critique personnelle, ce que Kant nomme « l’enseignement scolaire »
(ligne 2).
1
Une règle est une formule qui indique ou prescrit la conduite à adopter ou le chemin à suivre dans les domaines
de la pensée et de l’action.
Le terme de règle est ici proche de celui de précepte.
2
Un préjugé est une opinion que l’on admet, qui peut être vraie ou fausse, sans réflexion, sans remise en
question (critique).
3
S’initier à la philosophie ce n’est donc pas (seulement) apprendre des pensées qui ne sont que des idées
toutes faites, figées, sans distance critique, mais apprendre à penser, c’est-à-dire intégrer un savoir-faire ou une
méthode proprement philosophique permettant de bien conduire sa pensée et de construire des pensées.
ON MET
BIEN ÉVIDENCE ET ON EXPLICITE LES GRANDES DISTINCTIONS OU LES GRANDES OPPOSITIONS QUI
STRUCTURENT LE TEXTE
Kant distingue donc le fait de transmettre un savoir et le fait d’enseigner un
certain savoir-faire.
L’enseignement de la philosophie doit en ce sens favoriser l’accès à l’exercice réfléchi
et autonome du jugement, ce en quoi consiste l’acte même de philosopher, par l’enseignement d’un certain
savoir-faire ou d’une méthode.
En effet, la philosophie consiste avant tout dans une activité de l’esprit et doit
être distinguée d’une simple réception passive de pensées qui ont été établies par d’autres.
Cette distinction se
retrouve dans notre texte dans l’opposition entre le substantif « pensée » qui dénote quelque chose qui est déjà
fait et le verbe « penser » qui dénote quelque chose qui est en train de se faire.
L’acte de philosopher ne consiste
pas seulement à assimiler des pensées, mais bien à penser par soi-même (produire des pensées).
Et pour bien
penser par soi-même, il faut une méthode.
Transition : Pourquoi la philosophie ne peut-elle pas être apprise comme les autres disciplines ? C’est à cette
question que Kant va s’efforcer de répondre dans la deuxième partie de notre texte en travaillant la distinction
entre d’un côté les sciences qui peuvent être apprises et, de l’autre, la philosophie.
Deuxième partie
ON
COMMENCE PAR ANNONCER CE QUE VA MONTRER L’AUTEUR
Kant va s’attacher à montrer
pourquoi il est impossible d’apprendre la philosophie.
Cette impossibilité tient à la nature3 même de la
philosophie qui, selon notre auteur, n’est pas une discipline théorique comme les autres.
Mais avant de traiter de
la philosophie elle-même, il commence par identifier ce que sont les sciences « qu’on peut apprendre » (lignes
5-6).
Le but de Kant est de montrer en quoi consistent la spécificité et la singularité de la philosophie en la
définissant d’abord de manière négative4, c’est-à-dire en montrant, à partir d’exemples, ce qu’elle n’est pas.
La philosophie n’est pas une science que l’on pourrait « posséder », comme on peut, selon Kant,
posséder les autres sciences, à savoir « les sciences historiques » et « les sciences mathématiques ».
Le terme
« possession », employé par Kant à la ligne 11, renvoie à l’idée que les résultats des sciences historiques et des
sciences mathématiques, lorsqu’ils sont soit établis (sciences historiques), soit démontrés (sciences
mathématiques) sont acquis une fois pour toutes et sont à disposition (« quelque chose de donné en fait ») pour
qui veut les assimiler.
Ainsi, en histoire, une fois qu’un fait a été établi, soit directement à partir de l’observation
(« l’expérience personnelle ») soit indirectement par le recoupement de témoignages et de documents, la vérité
de l’énoncé où l’on affirme que tel événement a eu lieu à telle....
»
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