Julien Green, Léviathan
Publié le 02/07/2020
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« M. et Mme Grosgeorge, un couple de bourgeois aisés, passent une soirée d'hiver dans leur salon. Au bout d'un assez long moment Mme Grosgeorge plia son journal et se mit à regarder les bûches qui se consumaient. Lorsque la dernière tomberait en morceaux, elle et son mari quitteraient le salon pour gagner leurs chambres. C'était le signal qu'ils attendaient l'un et l'autre; ainsi s'achevaient leurs soirées d'hivèr. Et, tout en considérent les flammes, elle s'abandonnait à mille réflexions. Dans cet intérieur à la fois comique et sinistre, où tout proclamait la petitesse d'une existence bourgeoise, le feu semblait un être pur et fort que l'on tenait en respect, comme une bête cernée au fond de sa tanière, avec des chenets, des pincettes et des tisonniers, instruments ridicules. Toujours prêt à se jeter hors de sa prison, à dévorer le tapis, les meubles, la maison détestée, il fallait le surveiller sans cesse, ne pas le laisser seul dans la pièce, refouler les tronçons brûlants qu'il envoyait quelquefois sur le marbre, parer ses étincelles meurtrières. Elle était comme ce feu furieux et impuissant au fond de l'âtre, agonisant devant des choses sans beauté et des lâches vigilants qu'il ne pourrait jamais atteindre. Brusquement M. Grosgeorge sortit de son demi-sommeil. Hein 7 Quoi ? fit-il. Tu as dit quelque chose? Non. Tu as dû rêver, dit-elle d'une voix sèche où perçait le mépris. Et elle ajouta :« Je vais monter dans un instant. » Ah? Moi aussi. Je dors déjà. Donne-moi la pelle que je recouvre les bûches. Il prit la pelle de cuivre que sa femme lui tendait en silence et ramassant de la cendre la fit tomber d'une manière égale sur les flammes qui s'éteignirent. ...»
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et Mme Grosgeorge, un couple de bourgeois aisés, passent une soirée
d'hiver dans leur salon.
Au bout d'un assez long moment Mme Grosgeorge plia son journal et se
mit à regarder les bûches qui se consumaient.
Lorsque la dernière tombe
rait en
morceaux, elle et son mari quitteraient le salon pour gagner leurs
chambres.
C'était le signal qu'ils attendaient l'un et l'autre; ainsi s'ache
vaient leurs soirées d'hivèr.
Et, tout en consi dérent les flammes, elle
s'abandonnait à mille réflexions.
Dans cet intérieur à la fois comique et
sinistre, où tout proclamait la petitesse d'une existence bourgeoise, le feu
semblait un être pur et fort que l'on tenait en respect, comme une bête cer
née au fond de sa tanière, avec des chenets 1
, des pincettes et des tison
niers, instrum ents ridicules.
Toujours prêt à se jeter hors de sa prison, à
dévorer le tapis, les meubles, la maison détestée, il fallait le surveiller sans
cesse, ne pas le laisser seul dans la pièce, refouler les tronçons brûlants
qu'il envo�1AV quelquefois sur-le marbre, parer ses étincelles meurtrières.
Elle était comme ce feu furieux et impuissant au fond de l'âtre, agonisant
devant des choses sans beauté et des lâches vigilants qu'il ne pourrait
jamais atteindre.
Brusquement M.
Grosgeorge sortit de son demi-sommeil.
Hein 7 Quoi 7 fit-il.
Tu as dit quelque chose?
Non.
Tu as dû rêver, dit-elle d'une voix sèche où perçait le mépris.
Et
elle ajouta :« Je vais monter dans un instant.
»
Ah? Moi aussi.
Je dors déjà.
Donne-moi la pelle que je recouvre les
bûch es.
1 .'.Chenets : pièces de ·1a cheminée sur lesquelles on dispose les bûches.
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