Jean-Paul SARTRE « J'aime New York... » (Situations III, 2)
Publié le 09/12/2021
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Jean-Paul SARTRE « J'aime New York... » (Situations III, 2)
J'aime New York. J'ai appris à l'aimer. Je me suis habitué à ses ensembles massifs, à ses grandes perspectives. Mes regards ne s'attardent plus sur les façades, en quête d'une maison qui, par impossible, ne serait pas identique aux autres maisons. Ils filent tout de suite à l'horizon chercher les buildings perdus dans la brume, qui ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l'encadrement austère du ciel. Quand on sait regarder les deux rangées d'immeubles qui, comme des falaises, bordent une grande artère, on est récompensé : leur mission s'achève là-bas, au bout de l'avenue, en de simples lignes harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles.
New York ne se révèle qu'à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur, ni la distance, ni la vitesse du piéton. Cette ville ressemble étonnamment aux grandes plaines andalouses : monotone quand on la parcourt à pied, superbe et changeante quand on la traverse en voiture.
J'ai appris à aimer son ciel. Dans les villes d'Europe, où les toits sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. Le ciel de New York est beau parce que les gratte-ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes. Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité. Et ce n'est pas seulement une protection locale : on sent qu'il s'étale au loin sur toute l'Amérique ; c'est le ciel du monde entier.
J'ai appris à aimer les avenues de Manhattan. Ce ne sont pas de graves petites promenades encloses entre des maisons : ce sont des routes nationales. Dès que vous mettez le pied sur l'une d'elles, vous comprenez qu'il faut qu'elle file jusqu'à Boston ou Chicago. Elle s'évanouit hors de la ville et l'oeil peut presque la suivre dans la campagne. Un ciel sauvage au-dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu'est New York, avant tout. Au coeur de la cité, vous êtes au coeur de la nature.
Vous ferez de ce texte un commentaire composé dans lequel vous étudierez, par
exemple, comment l'auteur a progressivement modifié son regard sur New York,
parvenant à construire une vision attachante de cette ville.
Il s'agit comme souvent d'un
texte en prose mais à forte teneur poétique, décrivant un paysage à travers le
regard d'un spectateur privilégié. Le devoir, comme le suggère l'intitulé,
s'attachera donc à analyser la description, mais aussi les sentiments du
narrateur. Ces deux centres d'intérêt peuvent fournir le plan. Ici on commencera
par le point de vue de Sartre, puisque sa peinture de la ville découle de son
évolution personnelle.
Soyez attentif à la date du texte : Sartre ne découvre le Nouveau Monde qu'en
1945. Il ne connaît alors que les villes européennes, peu modernes. Tenez compte
de cet élément pour comprendre ses réactions.
Envoyé aux USA comme
correspondant des journaux Le Figaro et Combat en 1945, J.-P. Sartre découvre un
univers moderne, totalement différent de ce qu'il connaissait en Europe. Une
série d'articles regroupés ensuite dans Situations III rend compte de cette
expérience. Dans un passage consacré à New York, l'auteur narre sa rencontre
avec l'urbanisme américain, en exposant comment il passa de la surprise
réticente à l'amour, et en nous offrant une description très personnelle de
cette ville.
Comme beaucoup d'Européens, J.-P. Sartre fut sans doute choqué dans ses goûts et
ses habitudes à la vision des bâtiments grandioses de New York. En 1945 en
effet, à Paris comme ailleurs sur le vieux continent, les immeubles conservent
des tailles modestes et ne constituent pas d'énormes blocs comme à Manhattan.
Habitué aux maisons d'architecture variée parce que datant de siècles
différents, aux toits bas et propices aux promenades à pied, il éprouva une
certaine surprise devant les « ensembles massifs », les « grandes perspectives »
(l. 2), les « façades » (l. 3) identiques à l'infini, les formes géométriques
austères (l. 6) et monotones, enfin les rues dont la taille supprime toute
intimité.
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