JEAN-JACQUES ROUSSEAU : ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES (Résumé & Analyse)
Publié le 02/12/2021
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Essai sur l'origine des langues, Rousseau
Ce texte est extrait de l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau, philosophe français du XVIIIème siècle. L'auteur y traite la question de l'origine du langage et de ses différences selon les zones du globe. Cet essai s'inscrit dans la lignée d'une réflexion collective qui place le langage au premier rang des grands thèmes philosophiques du XVIIIème siècle. Dans le passage suivant, le philosophe s'interroge sur ce qui a poussé les hommes à inventer le langage. Sa thèse est que le langage trouve son origine dans les passions et non dans les besoins. Il défend cette idée en affirmant que les besoins ont écarté les hommes, puis en expliquant que le langage a servi à exprimer les passions. Il déclare enfin que cette origine passionnelle a donné aux premières langues leur caractère mélodieux et passionné.
D'emblée, Rousseau affirme que l'homme a senti avant de raisonner. Il soutient donc que l'homme s'est senti primitivement, sans prendre de distance par rapport à lui-même, sans conscience de soi, et s'est contenté de sentir également les objets et êtres l'entourant, avant d'avoir conscience de soi et de pouvoir par là avoir conscience des autres. C'est avec la conscience de soi que vient la conscience de l'univers, et c'est cette faculté de se distinguer en tant qu'être différent et détaché du reste del'univers que vient la capacité de raisonner. L'homme dans l'état hypothétique de nature, c'est-à-dire un état où sont retirés à l'homme la société et tout ce qu'elle a induit en lui (tels les besoins factices), n'a pas de conscience de soi et ne peut donc encore raisonner. Il dénonce l'erreur de la pensée empiriste dans la phrase : « On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins » et s'y oppose. En effet, pour les empiristes modernes du XVIIIème siècle, le sensible est à l'origine des idées. Si donc l'homme ressent une douleur à cause d'un manque -le sensible-, il l'exprimera par le langage -les idées. Selon cette thèse, l'homme ressentant le besoin de manger de par les signaux que lui envoient son corps forme le langage qui va exprimer cette douleur. Sans le sensible, et donc sans les besoins, l'homme n'aurait pas inventé le langage. Rousseau s'oppose fermement à cette thèse, qu'il qualifie d'ailleurs d' « opinion », autrement dit de pensée non fondée, de préjugé, en allant jusqu'à dire qu'elle lui est « insoutenable ». Son premier argument, pour réfuter la thèse empiriste et par là l'idée que les besoins ont donné naissance au langage, est que les besoins ont eu pour effet d'écarter les hommes et « non de les rapprocher ». En effet, la notion de partage n'existant pas, l'homme dans l'état de nature mange les fruits de l'arbre sous lequel ils'abrite, et n'est pas miséreux; il ne désire pas plus que ce qu'il peut obtenir: ainsi il ne souhaite pas se nourrir des fruits des arbres qui sont loin de son refuge, et si un autre homme occupe déjà un espace, il s'abritera et se nourrira grâce à un arbre où nul autre n'est présent. Pour satisfaire ses besoins, l'homme s'écarte donc nécessairement d'autrui. Dans cet état de nature, il est solitaire et fuit ses semblables car il ne ressent pas le besoin de vivre en communauté. Seule la copulation réunit les deux sexes; en dehors de ce laps de temps, chaque individu est seul. Il était nécessaire selon Rousseau, que les besoins éloignassent les hommes, pour que la terre se peuple avec équité, autrement « le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert ». Pour toutes ces raisons, les besoins ont écarté les hommes au lieu de les rapprocher.
Puisque les besoins ont écarté les hommes et que le langage a permis de les unir, Rousseau en déduit que les besoins ne peuvent être à l'origine des langues, sans quoi cela serait contradictoire. Quelle est alors cette origine ?
Rousseau affirme ensuite que le langage a pour origine les « besoins moraux, les passions ». Les passions regroupent les désirs, les craintes, et toutes les émotions fortes qui viennent de l'âme et non du corps. Il explique que, si l'homme doit êtresolitaire pour pouvoir vivre -comme dans l'exemple précédent, pour pouvoir manger suffisamment sans quoi le partage entraînerait la mort de tout le groupe-, les passions le rapprochent nécessairement de ses semblables. Par là, le philosophe veut dire qu'une passion trouve sa condition dans un rapport à l'autre, car elles sont provoquées en nous par ce que nous ressentons vis-à-vis des autres hommes. Ainsi, l'homme seul ne peut connaître les passions, ne peut aimer, haïr, et être pris de pitié, car toutes ces émotions vont de pair avec la présence d'autrui. Les passions ont donc rapproché les hommes puisqu'elles existent de par cette proximité. Seule la vie en communauté ou la confrontation de plusieurs hommes peuvent faire naître des passions. C'est ici que l'auteur montre encore une fois l'insuffisance de la thèse empiriste : la faim et la soif, dérivées directement du sensible, n'ont pas fait parler les hommes, car « les fruits ne se dérobent point à [leurs] mains, on peut s'en nourrir sans parler; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ». En effet, dans chaque situation citée, l'homme est seul, non confronté à ses semblables : il ne peut éprouver de passions qui le feraient parler face à un arbre, ou face une proie. L'homme ne parle pas, car il satisfait ses besoins physiques sans peine, la nature lui donnant tout sans difficulté. Lorsque Rousseau ditque « les fruits ne se dérobent point à [leurs] mains », il sous-entend que si c'était le cas, peut-être l'homme parlerait-il, de désespoir ou de colère de voir qu'il ne peut satisfaire sa faim. Mais dans l'état de nature, l'homme satisfait sans peine tous ses besoins physiques, ce qui exclut l'hypothèse d'un langage inventé pour exprimer lesdits besoins. Cependant, dès lors que l'homme est en présence de ses semblables, des passions lui viennent, et il peut ressentir « l'amour, la haine, la pitié, la colère ». Car en effet toutes ces émotions supposent un semblable : il faut quelqu'un à aimer, à haïr, dont avoir pitié ou pour provoquer la colère. C'est ce fossé entre la satisfaction simple des besoins physiques et l'impossibilité de faire savoir à autrui ce qu'il ressent qui montre toute la complexité du premier langage. Ce premier parler, fait d' « accents, [de] cris, [de] plaintes » est l'expression de ces émotions envahissantes, de ces passions provoquées par autrui. Lorsque l'homme se trouve avec d'autres hommes, il éprouve autre chose que des ""émotions physiques"", il éprouve des sentiments. Lorsque l'homme veut « émouvoir un jeune cœur » ou « repousser un agresseur injuste », il exprime avec peine ses passions, telles que l'amour ou la colère, afin de faire cesser les tensions de son âme. En cherchant à parler, l'homme cherche à apaiser les maux que lui infligent sespassions; qu'il souhaite exprimer son amour ou sa haine, il crie et se plaint sous l'effet de ces tensions insupportables. Pour toutes ces raisons, le langage trouve son origine dans les passions.
Les passions sociales ont rapproché les hommes et le langage a été l'expression de ce rapprochement, pour en devenir sa condition même. Pour Rousseau, les passions sont à l'origine du langage. Il en déduit que de là vient le caractère des premières langues. Quels étaient les caractères des premières langues selon lui; quelles transformations ont-elles connu depuis ?
Rousseau déclare enfin que l’origine passionnelle des premières langues leur confère toute leur force poétique, tout leur caractère épuré –épurée des règles complexes qui la régissent une fois la langue évoluée, épurée de la tempérance qui amenuit la violence des passions. Voilà ce qui explique que « les premières langues furent chantantes et passionnées ». « Chantantes » a par contre plusieurs sens : il apparaît que le caractère passionné ait pu transformer les premiers mots en chant, de par ses sons plus fluides, plus rythmés, de par ses accents. En effet, il est plus naturel de chanter que d’articuler : le petit enfant qui apprend à parler éprouve des difficultés car le fait d’articuler nécessite des modifications du palais et des mouvements de langue spécifiques. De plus, il apparaîtque les passions se coulent naturellement dans un langage mélodieux. Il est ensuite nécessaire de considérer que le second sens de « chantantes » est celui de poétique. En effet, lorsque l’homme commence à parler, il entretient encore un lien étroit avec la nature ; sa subjectivité s’éveille, il n’est déjà plus tout à fait privé de lumière, et il prend conscience du monde extérieur; la nature est encore ancrée en lui, elle anime sa sensibilité qui elle-même aide les passions à naître. Cette langue que Rousseau présente comme passionnée est en quelque sorte l’expression de cette communion encore intacte avec la nature, de ce sentiment d’appartenance mêlée à la prise de conscience de l’existence d’autrui. C’est l’expression de cette communion unique, l’expression de sentiments non tempérés, qui font des premières langues des langue poétiques et fortes, des langues entières, des langues absolues –absolues car elles existent en dehors de toutes choses, sont des choses en soi car elles n’obéissent à aucune règle et sont la retranscription des passions pures. Les premières langues correspondent par là à un univers onirique, celui de l’homme encore ancré dans son milieu, car le parler objectif ne peut apparaître que lorsque la coupure est complètement effectuée entre le moi et le reste du monde. Dans cette sorte d’apologie du langage perdu, du langage originel, le philosophe écritqu’une fois la langue évoluée, elle est « simple et méthodique ». Elle est simple car elle n’exprime plus que rarement des passions, exprime plutôt des convenances, des mots utiles à la vie en société. Elle est simple car elle n’est plus chargée de sentiments ; le fait de parler n’est plus qu’un outil. Elle est méthodique également, car elle est étouffée, emprisonnée dans des règles de syntaxe, de grammaire, d’orthographe, et chaque modification qu’elle subit fait perdre de l’intensité et de la valeur à ce qu’elle exprime. On peut voir ici une critique du langage moderne de la part de Rousseau, langage soumis aux rigidités des conventions, langage hypocrite peut-être du fait de sa fonction dans le processus de reconnaissance sociale.
Dans ce texte, Rousseau affirme que les hommes ont senti avant de raisonner ; qu’autant les besoins ont écarté les hommes, autant le langage les a rapprochés : au travers des passions sociales est apparu le langage primitif, qui est ensuite devenu la condition même de ces passions. C’est pour lui cette origine passionnelle qui explique le caractère mélodieux et passionné des premières langues. Il explique enfin que le langage a évolué pour devenir un outil de communication conventionnelle davantage qu’un moyen d’expression des passions, dans une société où celles-ci n’ont plus leur place. En effet, chacun se doit detempérer ses passions pour vivre en harmonie avec les autres hommes. Il est possible pourtant de s’interroger sur la justesse des arguments du philosophe. Nous partirons du premier argument pour souligner le fait que les besoins sont à l’origine du langage au même titre que les passions ; que l’homme a dû raisonner avant de parler ; nous verrons pour finir que l’apologie du langage primitif dans ce texte peut être tempérée.
Tandis que Rousseau affirme que les besoins ne sont pas à l’origine du langage, d’autres philosophes comme Court de Gébelin ou Condillac considèrent que le langage est né de la nécessité d’exprimer ses besoins autant que ses émotions –les passions- pour survivre. Pour le premier, le fait que les besoins soient à l’origine du langage s’explique par la nécessité de nommer les objets proches, puis de nommer les objets fabriqués et enfin les objets plus vagues, ou n’ayant pas de matérialité précise –les sentiments par exemple. Pour Condillac, il s’agit davantage de nommer ce qui apporte du plaisir ou ce qui apporte du déplaisir : puisque l’homme cherche naturellement à éviter le déplaisir, il nomme les objets du déplaisir et ceux du plaisir. Il lui faut ensuite nommer les choses entières, puis les découper ; ainsi il appelle un arbre « arbre » puis le découpe en « branches, tronc, racines, feuilles ». Alors l’homme ressent le besoin de qualifierles objets dont il parle. Plus tard viennent les mots désignant l’abstrait. Pour ces deux philosophes, le besoin de nommer a été le déclencheur dans l’invention du langage, bien plus que les passions sociales –même s’ils ne nient pas leur rôle dans l’évolution du langage, car ils approuvent le fait que les hommes ont inventé le langage pour pouvoir également exprimer leurs émotions. Ceci dit, le rôle des passions reste moindre dans ces deux thèses. Pour Rousseau, les besoins ne sont pas à l’origine du langage mais des gestes, qui serviraient à exprimer ces besoins. Sur ce point, le philosophe Lucrèce est d’accord. Pour lui, les gestes servent en effet à exprimer les besoins : par exemple, le jeune enfant qui ne parle pas encore désignera ce qu’il souhaite obtenir (nourriture, boisson…) par des gestes peu précis au départ, par un mouvement du corps en direction de l’objet désiré, puis par des gestes plu déterminés, avant de s’adonner au langage. Pourtant, Lucrèce considère que les besoins firent exprimer les premiers mots. Pour d’autres encore, tel Adam Smith, le langage ne vient pas des passions mais du simple besoin de nommer, ce qui rejoint la thèse de Court de Gébelin et celle de Condillac. Ce besoin de nommer est motivé par la nécessité de communiquer à autrui ses propres besoins.
Court de Gébelin, Condillac ou encore Adam Smith considèrent,contrairement à Rousseau, que le langage fut inventé pour nommer les objets et pouvoir ainsi par là exprimer ses besoins. Voyons à présent dans quelle mesure il est possible de ne pas être d’accord avec le fait que l’homme a senti avant de raisonner, et a parlé avant de raisonner.
Rousseau affirme que l’homme a senti avant de raisonner. Or, le langage nécessite la raison, même peu développée : en effet, l’homme, avant de pouvoir parler avec les autres hommes, doit avoir conscience de lui-même. En ayant conscience de lui, c’est-à-dire en se percevant avec distance par rapport à ses actes et pensés, l’homme a conscience du monde qui l’entoure et des autres hommes. C’est en ayant conscience de lui qu’il peut avoir conscience des autres, et le fait d’avoir conscience des autres lui permet ensuite de s’identifier à autrui. Lorsque l’homme s’est identifié aux autres hommes l’entourant, il peut alors faire le premier pas vers la création du langage. Avant cette étape, il paraît impossible que l’homme invente le langage, car le langage sert à communiquer, et la communication se fait nécessairement à plusieurs. Or, si l’homme ne fait d’abord que sentir, il n’a pas encore pris conscience de lui et d’autrui, il n’a donc pas pu jugé qu’autrui lui ressemble et n’a pas pu essayer de parler : comment puis-je parler si je n’ai pas conscience d’être et si je n’ai pas conscienceque d’autres sont ? À qui puis-je parler si je n’ai pas jugé qu’autrui était une sorte de second moi, et semblait appartenir à mon espèce ? L’homme a donc raisonné avant d’inventer le langage. Il lui a fallu faire l’expérience de son existence, comprendre que les sensations ressenties lui étaient propres et en tirer la conclusion qu’il ne fait pas partie du monde qui l’entoure mais qu’il existe en dehors, à part entière. Il lui a fallu faire l’expérience de l’existence des autres hommes, en se servant du sensible pour observer leur appartenance au genre humain. En effet, pour éprouver de la pitié par exemple, qui est une passion, l’homme doit pouvoir s’identifier à autrui, sans quoi il n’y a pas de pitié possible. Lorsque Rousseau affirme que l’on commença par sentir, il semblerait plutôt que l’homme ait senti et raisonné simultanément, et que de ce mariage est né le langage.
L’homme a, nous l’avons vu, senti et raisonné en même temps, car il apparaît comme paradoxal que le langage ait pu être créé sans la raison et à base uniquement du sensible. C’est ensuite au travers du langage que la raison et le sensible ont pu évoluer; il n’en reste pas moins que ces deux éléments sont à l’origine des premières langues. Voyons à présent ce que Rousseau n’écrit pas du langage évolué, qu’il sous-estime par rapport au langage primitif.
Certes, lelangage primitif est imaginé comme pur parce que défait du carcan grammatical, syntaxique et surtout social –les diverses formules conventionnelles-, cependant, le philosophe écrivant à propos du langage moderne qu’il est « simple et méthodique » oublie les évidentes évolutions de celui-ci. Le langage évolué est plus clair, plus rationnel, plus précis également, même si Rousseau écrit avec raison qu’il est moins expressif et plus froid. Les langues évoluées ont rompu avec l’aspect chantant et mélodieux des premières langues, se séparant du chant et de la poésie. On peut en vérité opposer ces deux langages : le langage de la passion –le langage primitif- et le langage de la raison –le langage moderne. Ensuite, il semble important de mentionner que le langage primitif ne peut être que parlé, parce qu’il n’est pas soumis à des règles précises, ce qui l’empêche d’être écrit, car il ne serait pas compris. En effet, il faut que chaque homme ait les mêmes règles pour comprendre un écrit. C’est en fait la création de l’écriture qui a fait évolué le langage primitif vers le langage moderne : il perd en pureté et en beauté mais devient communicable, autrement que par la voix. Il semble impossible de garder la pureté du langage primitif et la possibilité d’une écriture car les deux se contredisent : le langage primitif est une sorte de chant que l’écriture ne peut traduire ; à l’inverse,l’écriture ne peut être rendue par un langage primitif, car elle est structurée, non rythmée, non fluide. En ceci, l’apologie du langage primitif dans le texte de Rousseau peut être tempérée.
Dans cet extrait, Rousseau défend la thèse que les passions sont à l’origine du langage en s’appuyant sur le fait que les besoins ont écarté les hommes et ne peuvent être à son origine. Il explique ensuite pourquoi ce sont les passions qui ont créé les premières langues, puis affirme que le caractère mélodieux de celles-ci vient de leur origine passionnelle. Il explique enfin que le langage a évolué et perdu en pureté pour devenir un simple outil de communication. Cependant, d’après des philosophes tels que Court de Gébelin ou Condillac, les besoins sont autant à l’origine du langage que les passions. De plus, il apparaît que si l’homme a commencé par sentir avant de raisonner, il n’a pu créer le langage avant d’avoir sa raison, car parler nécessite une réflexion, en plus d’une expérience du sensible. Enfin, lorsque Rousseau dit du langage moderne qu’il n’est plus chantant et passionné, il oublie le fait que le langage moderne a permis l’invention de l’écriture, et qu’il a permis une expression plus claire et plus précise. Nous pourrions justement nous demander si le fait de communiquer est vraiment un échange, et si l’on peut choisir de refuser cet échange.
Introduction
L’Essai sur l’origine des langues ne représente probablement que l’esquisse d’une théorie générale que Rousseau avait prévue d’écrire mais qu’il abandonna finalement. L’essai soulève cependant des questions fondamentales sur la nature et la fonction du langage. Rousseau y analyse les symptômes constitutifs de l’affaiblissement voire de la dégradation des langues touchant à leur terme.
Il note le déclin des dialectes et même la dégénérescence de la prononciation. Selon l’auteur, cette dégradation consécutive du langage correspond aux formes modernes de communication et est donc basée sur une critique sociale et institutionnelle. En publiant les onze premiers chapitres, Rousseau fournit à ses lecteurs l’occasion de mieux se situer dans un monde où les contraintes et les difficultés de la communication sociale paraissent compliquer le fait d’exprimer une parole libre, véridique et authentique .
Chapitre I: La signification des langues chez Rousseau
La parole humaine joue un rôle fondamental dans l’anthropologie de Jean-Jacques Rousseau. La question de l’origine des langues que nous expose l’auteur doit se comprendre comme recherche de la nature humaine. Le souci qui l’anime n’est donc pas tant de retracer l’origine et l’histoire des connaissances humaines, mais plutôt de marquer la distance qui sépare l’homme originel de l’homme civilisé. Il note une forme d’aliénation assez prononcée mais peu naturelle chez l’individu moderne et civilisé tout en se basant sur la bonté naturelle de l’homme. Les conditions sociales dans lesquelles l’homme évolue, l’incitent donc à se montrer autre qu’il n’est. Pour découvrir les raisons de cette dégénérescence et pour retracer la genèse de l’humanité, Rousseau élabore un raisonnement hypothétique et conçoit l’homme à l’état de nature, origine absolue de l’homme précédant toute histoire
et toute évolution. Dans son œuvre la plus célèbre, le Discours sur l’inégalité des hommes, Rousseau essaie de cerner les influences qui ont fait de l’homme naturel un homme plein de méchanceté : la question qui hante donc toute son œuvre est celle des origines du mal. Le développement de l’homme social commence pour l’auteur dès l’institution de la propriété privée : il constate la dégradation des mœurs et l’accroissement des relations de dépendance et de servitude ce qui multiplie en définitive les inégalités entre les hommes. Les conséquences inéluctables de ce développement sont l’invention de la répartition du travail, une connaissance du juste et de l’injuste, ou encore des désirs comparables à ceux de l’homme moderne, un sens de la propriété ou de la rivalité entraînant avec eux vanité et mensonge, brisant l’harmonie entre les individus et engendrant la nécessité d’un état et d’une loi. Rousseau en déduit donc que ce phénomène d’aliénation de soi doit inévitablement conduire au développement des sociétés et finalement à la naissance et au développement de la parole humaine. Car il est sans aucun doute vrai que la communication sociale, assurant les échanges entre les membres du groupe ainsi que la transmission des connaissances culturelles de génération en génération, rendent nécessaire et possible la formation d’un langage. Tout au long des premiers onze chapitres de son essai, Rousseau décrit en détail de quelle façon il s’imagine le
développement du langage humain à travers une multitude de motivations préculturelles et en fonction de la situation géographique. Rousseau consacre l’autre moitié de son essai au développement parallèle de la musique, ce qui ne sera pas traité dans cette analyse. Dès l’ouverture du premier chapitre et dès sa première phrase « La parole distingue l‘homme entre les animaux »[1], Rousseau présente sa thèse principale et centre son discours sur le langage comme trait caractéristique de l’homme. D’après sa conception, le « langage » et l’ « homme » se définissent l’un l’autre, car sans l’homme le langage ne peut pas exister, mais l’homme, lui, ne devient ce qu’il est qu’à travers le langage. Rousseau décrit ainsi l’interdépendance du développement de l’homme avec celui du langage. C’est pour cette raison que nous pouvons dire que cet essai traite simultanément de la formation du langage et du développement de l’homme.
Chapitre II : L’homme à l’état de nature
L’homme à l’état de nature est un strict raisonnement hypothétique de la part de Rousseau. Pour pouvoir bien comprendre ses textes, il faut savoir que sa méthode n’est donc pas empirique mais hypothétique. Pour connaître l'homme moderne, il est nécessaire de connaître la société qui l'a éduqué, pour connaître cette société, il faut connaître sa formation, son origine. Par une régression vers le passé le plus lointain, Rousseau pose comme point de départ à son hypothèse un point zéro de
l'histoire où les individus isolés ne forment pas encore de groupes sociaux, où la vie en communauté n’existe pas, c’est l'état de nature. « Ces temps de barbarie étaient le siècle d‘or; non parce que les hommes étaient unis, mais parce qu‘ils étaient séparés. »[2] La famille représentait l’unique forme de cohabitation. Elle servait uniquement à la procréation et à la conservation du genre humain, et ne se comprenait pas comme cellule sociale, telle qu’elle est définie aujourd’hui: « Il y avait des mariages, mais il n‘y avait point d‘amour. »[3] La propriété privée n’avait pas encore été instituée et les hommes ne possédaient pas de biens. Cela voulait dire qu’ils ne connaissaient ni le sentiment de possession, ni celui de désir. L’inégalité n’existait uniquement que sous forme d’ « inégalité naturelle », c’est-à-dire celle basée sur les différences physiologiques comme par exemple le don naturel, la disposition d’esprit ou encore l’état de santé. À l’état de nature, l’homme se servait uniquement de gestes et de sons inarticulés comme moyen de communication, ce qui ne le différenciait donc pas considérablement de l’animal. Rousseau ajoute que ces hommes avaient plutôt tendance à s’acharner violemment contre leurs ennemis : « Partout régnait l‘état de guerre, et toute la terre était en paix. »[4] La distinction entre le bon, le mauvais, le vrai ou le faux n’est pas possible sans société, ni sans idées de morale et de normes liées à cette dernière.
L’instinct de conservation et la compassion naturelle envers d’autres individus sont les seuls traits que les hommes possédaient à l’état de nature. Le raisonnement de Rousseau se fonde alors sur une dualité entre la nature et l’histoire. Il décide de se donner un point de départ, c’est-à-dire un terme de référence permettant d’analyser la distance parcourue par l’humanité depuis son origine. Ce point de départ précède toute histoire et tout progrès, et permet à Rousseau de reconstruire après coup les différentes phases de l’évolution humaine à partir d’une image nostalgique du passé où les hommes vivaient en harmonie avec eux-mêmes et avec leur environnement. Cet état de nature originel retrace donc tout autant l’origine des langues.
Chapitre III : L’opposition du geste et de la parole
Rousseau fait la différence entre deux genres fondamentaux de communication interhumaine : le geste et la parole. Le geste se comprend comme tout signe visible et s’adresse à l’œil. Son champ d’action est l’espace et non le temps. Il comporte tout contact corporel, toute gestualité et mimique et est doté d’une puissance expressive. Cette forme élémentaire de communication muette nait nécessairement des besoins humains et suffit à les satisfaire. L’homme serait même capable d’utiliser ce genre de communication lors d’une situation très défavorable, ce qui lui assurerait la cohabitation et la survie. En effet, Rousseau certifie que le geste rend de
meilleurs avantages que la parole. Il soutient cette thèse en citant une multitude d’exemples qui confirment bien que le geste est plus expressif et plus net que la parole. Cette dernière se compose de sons qui se déroulent dans la durée. Son champ d’exercice est le temps. Elle n’a pas un impact aussi puissant que le geste mais elle est plus insidieuse, plus pénétrante et perspicace. Elle donne une toute autre impression d’émotion que celle que l’objet même peut refléter d’un coup d’œil. La parole pénètre d’autant plus sûrement au fond du cœur.
« Ceci me fait penser que si nous n‘avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais […]. Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de ce qu‘elles sont aujourd‘hui, ou qui même auraient marché mieux à leur but. »[5]
La raison initiant la formation de la parole ne doit pas venir des besoins humains, mais plutôt d’autre chose. Des besoins existentiels comme la faim, la soif ou la survie ne sont pas en cause. Tous les problèmes engendrés par ce genre de besoins se résolvent mieux par le geste. Selon Rousseau, ces besoins basiques ont plutôt pour effet de séparer les hommes et, de ce fait, il est absurde de croire que la cause qui déchire les hommes puisse être à l’origine de la parole en tant que phénomène communautaire. « Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes et que les passions arrachèrent les premières voix. »[6] Il est
donc évident pour Rousseau que l’origine de la parole se trouve dans la passion et les besoins moraux de l’humanité. L’amour et la pitié rapprochent les hommes. Même la haine et la colère regroupent les hommes. Ceux que la passion réunit, éprouvent des sentiments et des besoins de communication dépassant l’indispensable et le primordial. La parole constitue donc la trame de toute reconnaissance mutuelle et c’est pour cela qu’elle représente la forme la plus essentielle du langage. Le geste n’est, par conséquent, qu’un moyen complémentaire de la parole, mais il ne peur la remplacer. Rousseau nous décrit par la suite une des propriétés importantes de la parole : celle-ci doit être empreinte d’émotivité et de rationalité :
« Ces langues n‘ont rien de méthodique et de raisonné; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de Géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de Poètes. »[7]
Il est certain que cette formation complexe, tel le langage humain, n’a pu se développer dans un court laps de temps. Les premiers mots ont certainement dû être des sons inarticulés, tels des cris, des plaintes ou encore des soupirs. Mais au fil du temps ce langage primitif évolua et l’expression devint beaucoup plus nuancée. Le nombre défini de sons fut complété par d’autres sons et par diverses façons d’accentuer et de prononcer un mot. L’homme créa des syllabes à partir de consonnes et de voyelles, qu’il
plaça l’une à côté de l’autre pour arriver à former les premiers mots articulés. Le langage fut onomatopéique et mélodieux et sa sémantique eut un caractère métaphorique. Ce langage primitif unit les hommes entre eux et fit émerger les premières relations sociales et affectives, arrachant l’individu à son isolement. « Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé en dernier. »[8] Pour Rousseau il est évident que la sémantique des mots trouve son origine dans les gestes et même dans les sons, qui eux-aussi ont dû avoir une signification abstraite. Lors de son développement, le langage s’enrichit de plus en plus de synonymes désignant le même objet et une très grande quantité de substantifs différents furent utilisés selon le contexte. Rousseau évoque les Arabes à un passage de l’essai comme justificatif de cette proposition : « On dit que l‘Arabe a plus de mille mots différents pour dire un chameau, plus de cent pour dire un glaive etc. »[9] Ce n’est que bien plus tard que le vocabulaire se généralisa et avec lui on put construire des phrases précises contenant des faits simples. Finalement, il est évident que l’écriture a apporté une importante contribution au développement et au progrès considérables du langage.
Chapitre IV : L’écriture et la rationalisation des langues
Avec le temps, la langue changea de spécificité : elle devint plus claire, plus rationnelle, plus précise, mais aussi moins expressive, plus froide.
Langue de passion, elle se sépara du chant et de la poésie et son évolution naturelle la modifia en langue de raison. La rupture et la non continuité dues à ce changement, représentent ce que Rousseau nomme dénaturation. Il perçoit dans l’apparition des langues modernes une seconde origine due à l’introduction de l’écriture alphabétique qui modifie violemment l’essence même de la langue, de sa nature et de sa fonction de communication. « L‘écriture, qui semble devoir fixer la langue est précisément ce qui l‘altère; […] ».[10] Contrairement à la première parole primitive qui eut besoin de la passion pour exister, l’écriture, elle, se forma par tout autre raison pratique : il s’agissait de conserver la parole et son contenu. De ce fait, elle eut immédiatement un tout autre caractère. L’écriture est, encore de nos jours, en principe plus concrète et plus exacte que la langue parlée. Il s’est donc avéré nécessaire de la concevoir suivant des règles de normalisation et de logique. Mais ce remaniement de la langue écrite eut des répercussions négatives sur la langue parlée :
« Il [le langage] substitue aux sentiments les idées, il ne parle plus au cœur mais à la raison. Par-là-même l’accent s’éteint, l’articulation s’étend, la langue devient plus exacte, plus claire, mais plus traînante, plus sourde et plus froide. »[11]
Destinée à perpétuer la communication et à surmonter l’absence, l’écriture passe, selon Rousseau, par trois phases
qualitativement distinctes auxquelles correspondent trois types de sociétés :
1. D’abord, l’écriture peint les objets eux-mêmes, soit de manière figurative (l’écriture mexicaine), soit de manière allégorique (les hiéroglyphes égyptiens). Elle correspond à une société sauvage dans laquelle les relations humaines ne sont pas encore vraiment reliées à des conventions.
2. Ensuite, l’écriture peint les paroles, tel l’exemple de l’écriture chinoise. Cette méthode présuppose une double convention, c’est-à-dire qu’elle relie d’une part les mots et les choses, et d’autre part les mots et leur traduction graphique. Selon Rousseau, cette écriture convient aux peuples barbares unis par des lois tacites assurant les échanges et la communication entre les individus d’un groupe.
3. Enfin, l’écriture se retrouve sous forme alphabétique en décomposant les mots en voyelles et en consonnes. C’est à ce moment que va dépendre la rationalisation de la langue. Cette écriture correspond aux peuples policés, c’est-à-dire aux peuples civilisés soumis au pouvoir central d’un état détenant le privilège de décréter les lois et d’organiser les relations d’échange entre les individus dans la société.
Suivant le classement de Rousseau, on pourrait donc dire que tous les Chinois sont des barbares si on tient compte de leur écriture. Mais de nos jours, cette thèse semble très difficile à soutenir.
Chapitre V : La diversité des langues
Après avoir vu les trois étapes
que Rousseau nous a décrites, c’est-à-dire celle de l’expression du besoin par le geste, celle de la passion par la parole vive et enfin la synthèse de ces deux techniques de communication à l’aide de l’écriture et la langue policée, l’essai nous fait voir la diversité des langues par rapport à leur lieu géographique d’évolution. En premier lieu, une culture se forme pour répondre aux difficultés que les individus rencontrent dans leur environnement géographique afin de satisfaire leurs besoins. En second lieu, la langue est de toutes les institutions la première à apparaître. C’est d’elle que dépend la possibilité pour une communauté d’établir des échanges. Une société ne peut exister sans communication, tout comme une communication ne peut être sans langage. La langue peut donc être considérée comme frontière entre l’état de nature et l’état social. « La principale cause qui les distingue est locale, elle vient des climats […]. »[12] Rousseau distingue les différences géographiques et climatiques qui permettent d’expliquer les « avances » ou les « retards » que chaque langue peut avoir, par rapport aux autres à un moment déterminé. C’est pour cette raison qu’il différencie, dans un second temps, deux pôles géographiques correspondant à deux manières dissemblables de composer passion et besoin. D’un côté le Sud et de l’autre le Nord.
V.1 Le Sud
« Les climats doux, […] ont été les premiers peuplés et les derniers où les nations se sont
formées ».[13] Dans les pays méridionaux où le climat est doux, il n’était longtemps pas nécessaire de former des groupes d’individus plus grands que ceux de la famille. La végétation, riche et abondante, était une des ressources dont l’homme avait besoin pour sa survie. Ne voulant pas abandonner sa vie isolée de berger, l’homme fut obligé de domestiquer l’eau dans les pays chauds, son unique richesse et source de vie. Il creusa des puits, construisit des fontaines et des canaux d’irrigation. Telles sont donc les conditions naturelles qui contraignirent les familles à se rapprocher et à unir leurs efforts. De ce fait, les hommes commencèrent à se regrouper en communautés ce qui marqua la première étape de la socialisation. Il faut donc considérer ces endroits, comme premières institutions sociales et culturelles, donc comme berceau de l’humanité. A ce sujet, Rousseau nous décrit d’une façon très poétique l’anecdote suivante, racontant la première rencontre entre jeunes hommes et jeunes filles :
« Les jeunes filles venaient chercher de l‘eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là les yeux accoutumés aux mêmes objets dès l‘enfance commencèrent d‘en voir de plus doux. Le cœur s‘émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n‘être pas seul. L‘eau devint insensiblement plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent; on arrivait en hâte et l‘on partait à regret.
Dans cet âge heureux où rien n’obligeait à les compter; le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes vainqueurs des ans une ardente jeunesse oubliait par degrés sa férocité, on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres; en s’efforçant de se faire entendre on apprit à s’expliquer. Là se firent les premières fêtes, les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait d’accents passionnés, le plaisir et le désir confondus ensemble se faisaient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour. »[14]
Cet extrait nous montre le franchissement d’un seuil qui sépare le besoin de la passion. La langue est située à la jonction entre nature et culture et occupe une place privilégiée : elle réfléchit dans chaque culture les conditions naturelles de la formation de la société et elle est l’instant décisif qui marque la rupture entre les deux états de l’homme.
V.2 Le Nord
Autres climats, autres mœurs. Dans les pays du Nord, la nature ne se laissait pas humaniser. Les longs hivers effaçaient le bénéfice du travail humain et reconstituait chaque année le chaos primitif qu’il s’agissait d’éliminer par l’effort et la souffrance. Les rigueurs du climat rendaient la satisfaction des besoins plus difficile. A cause des conditions climatiques très défavorables, la vie des hommes est beaucoup plus rude.
Pour y résister, l’homme doit être robuste et fort. Pour leur propre survie, les hommes travaillaient dur et cela était leur seule préoccupation. Cela ne laissait guère place à la passion. Comment donc s’imaginer la naissance de la passion et de la parole ? Les premiers liens sociaux se firent en deux étapes : 1. Les hommes étaient forcés de s’approvisionner pour l’hiver et c’est pourquoi les habitants se trouvaient obligés de s’entraider et contraints d’établir des conventions. 2. Lors de la fête hivernale se nouaient les premiers liens sociaux. Les hommes se rassemblèrent autour du feu servant à faire cuire la viande que l’homme ne pouvait manger crue. Ce feu représentait donc une sorte de foyer commun où on faisait des festins et qui permettait aux regards de s’échanger pendant un plaisir partagé. « Dans les pays froids où elle [la nature] est avare, les passions naissent des besoins, et les langues, tristes filles de la nécessité se sentent de leur dure origine. »[15] Dans ces pays, la formation de la langue a lieu bien plus tard que dans les pays méridionaux où c’est le plaisir et non le travail qui est à l’origine du rapprochement des hommes et de la première communication qui fonde l’unité sociale.
Au Nord, comme au Sud, la parole reflète des différences de caractères qui seront expressifs, chauds, chantants et harmonieux dans les pays méditerranéens et froids, clairs, criards et articulés dans les pays du Nord. « Celles [les langues]
du midi durent être vives, sonores, accentuées, éloquentes, et souvent obscures à force d‘énergie; celles du Nord durent être sourdes, rudes, articulées, criardes, monotones […]. »[16]
Conclusion
Nos langues sont effectivement à l’image de nos sociétés. Elles sont ouvertes aux influences extérieures et, de ce fait, elles ont perdu les caractères de la langue originelle. Leur fonction est désormais d’informer et non d’exprimer ou de persuader. De plus, la société leur impose des règles de communication à distance, dont l’écriture est la forme absolue. Nos langues modernes transforment un peuple uni par la communauté des sentiments en un agglomérat d’individus dispersés. Elles sont devenues le moyen d’affirmer des mots d’ordre et marquent l’opposition entre dominants et dominés, donc entre la servitude et la liberté. Pour terminer mon travail, j’aimerais laisser place à une citation de Pierre Clastres, ethnologue contemporain :
« Le langage de l’homme civilisé lui est devenu complètement extérieur, car il n’est plus pour lui qu’un pur moyen de communication et d’information. La qualité du sens et la quantité des signes varient en sens inverse. Les cultures primitives, au contraire, plus soucieuses de célébrer le langage que de s’en servir, ont su maintenir avec lui cette relation intérieure qui est déjà en elle-même alliance avec le sacré. Il n’y a pas, pour l’homme primitif, de langage poétique, car son langage est déjà en soi-même
un poème naturel où repose la valeur des mots […]. Mais peut-on encore écouter, de misérables sauvages errants, la trop forte leçon sur le bon usage du langage ? »[17]
Bibliographie
Œuvres de Jean-Jacques Rousseau :
▪ Rousseau, Jean-Jacques : Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, Paris: Gallimard 1990.
▪ Rousseau, Jean-Jacques : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris : Éditions Sociales 1983.
Biographies et études critiques:
▪ Clastres, Pierre : L’arc et le panier dans La société contre l’État, Paris : Les Éditions de Minuit 1974.
▪ Dérida, Jacques : De la grammatologie, Paris : Les Éditions de Minuit 1974.
▪ Starobinski, Jean : Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l’obstacle, Paris : Gallimard 1995.
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[1] Rousseau: Essai sur l’origine des langues, chapitre I, p. 59.
[2] Ebd. Chapitre IX, p. 93.
[3] Ebd. Chapitre IX, p. 107.
[4] Ebd. Chapitre IX, p. 93.
[5] Ebd. Chapitre I, p. 63.
[6] Ebd. Chapitre II, p. 66.
[7] Ebd. Chapitre II, p. 66.
[8] Ebd. Chapitre III, p. 68.
[9] Ebd. Chapitre IV, p. 71.
[10] Ebd. Chapitre V, p. 79.
[11] Ebd. Chapitre V, p. 73.
[12] Ebd. Chapitre VIII, p. 89.
[13] Ebd. Chapitre IX, p. 99.
[14] Ebd. Chapitre IX, p. 106 à 107.
[15] Ebd. Chapitre X, p. 109.
[16] Ebd. Chapitre XI, p. 112.
[17] Clastres: L’arc et le panier, p.110 à 1
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