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Je t’aime à la philo Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe

Publié le 06/02/2025

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« Je t’aime à la philo Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe Les sensations sexuelles ont ceci de commun avec les sensations de pitié et d’adoration que grâce à elles, un être humain fait du bien à un autre en éprouvant du plaisir - on ne rencontre pas si souvent dans la nature dispositions aussi bienveillantes ! Friedrich Nietzsche, Aurore Je sais que les libérations sont éphémères, que là où les chaînes se brisent, de nouvelles chaînes se forgent, de nouveaux esclaves se préparent, et que là où une libération est incapable de faire naître une liberté, elle creuse la voie à une nouvelle oppression. Edgard Morin, Où va le monde ? Partout, tout le temps, où qu'on aille et quoi qu'on quoi qu'on fasse, il est question de sexe.

Longtemps taboue, la question de la sexualité est devenue totem : elle traverse toute la société, hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, sature les unes des magazines, les rayonnages des libraires et les programmes télévisuels. Ce grand vacarme autour du sexe me semble traduire une double préoccupation de la part de l'individu contemporain.

D'une part, il révèle un souci techniciste d'améliorer ses performances sexuelles : comment « vivre une sexualité épanouie », « entretenir le désir », « parcourir tous les degrés du plaisir », « réinventer sa sexualité », « découvrir ses zones érogènes », etc.

? D'autre part, il est symptomatique de l'angoisse éprouvée par chacun à l'idée de s'éloigner d'une certaine norme fût-elle anticonformiste : suis-je comme les autres, ou du moins comme certains autres ? Combien de personnes déclarent elles comme moi avoir des rapports à telle ou telle fréquence, dans telle ou telle position, avoir tant d'orgasmes, tant de partenaires ? 1 Aussi se voit-on proposer trois types de nourriture pour apaiser cette inquiétude : en premier lieu, un interminable catalogue de recettes hygiénico-psychologiques, indiquant à chacun comment « rebooster » sa libido – grâce au tantrisme, à la relaxation, au sport, à l'arrêt du tabac, à la balnéothérapie, au régime crétois, au Viagra ou à une panoplie d'accessoires érotiques dernier cri ; en second lieu, une batterie continue d'enquêtes relatives aux pratiques sexuelles de toutes les tranches d'âge de la population ; en troisième lieu, un florilège de tests psycho-érotiques hé visant à déterminer si l'on est «plutôt chienne ou plutôt chatte », « plutôt sensuel ou plutôt sexuel », « plutôt exhibitionniste ou plutôt voyeur », « plutôt sado ou plutôt maso », « plutôt fétichiste ou plutôt nature », « plutôt yin ou plutôt yang », « plutôt rétro sexuel, übersexuel ou métrosexuel »… Pouvoir entrer dans une case, se définir comme appartenant à un type répertorié, portant un nom, donner à ses habitudes, à ses phobies, à ses fantasmes la consistance d'une catégorie n'est sans doute jamais apparu aussi important qu'aujourd'hui. Autrefois, la qualité érotique de la sexualité était un sujet défendu et honteux.

Certes, il fallait bien se reproduire, mais en prenant le moins de plaisir possible à la chose.

Et surtout en en parlant pas.

Les mots de l'érotisme étaient censurés, peut-être même encore davantage que les pratiques.

Le fait nouveau, aujourd'hui, c'est la façon dont le discours communicationnel (publicité, presse, télévision, cinéma, radio, internet) c'est emparé bruyamment de la question de la sexualité, faisant basculer la culture en l'espace d'une trentaine d'années, de la censure à la propagande.

Et de la propagande à l'angoisse, cette émotion que Kierkegaard définissait comme le vertige de la liberté devant l’ « infini des possibles ». Car la « rhétorique de l'orgasme 1 » va bien au-delà d'un aimable épicurisme de salon.

C'est un nouveau moralisme, vendeur et racoleur : celui de l'excellence érotique.

L'érotisme, à savoir la sphère de nos vies qui relèvent de l'intériorité la plus intime, est systématiquement rapporté à une norme d'excellence, imposée de l'extérieur et hautement prescriptive.

La sexualité est devenue une « extension du domaine de la lutte », comme dirait Michel Houellebecq, un espace dans lequel la logique de la performance, la dictature de la norme est l'angoisse de la défaillance règnent sans partage, bref un nouveau productivisme. Serions-nous passés, en quelques décennies, du droit au plaisir, réclamé par nos aînés de la révolution sexuelle, au devoir d’orgasme, imposé par ceux-là mêmes qui réclamaient la fin des injonctions et des 1 J’emprunte l’expression à Roland Jaccard, La Tentation nihiliste, PUF, 1991 2 interdits ? Aurions-nous troqué une morale de la proscription contre une morale de la prescription ? Il n'est pas question ici de nier les immenses victoires remportées par le long processus, toujours en cours, de la libération sexuelle : fini le temps de la honte, de la concupiscence et du péché de chair, abolie la haine de l'homosexuel, oubliée la grossesse non désirée, enterrée la phobie du plaisir féminin.

Il était grand temps.

Mais on peut tout de même s'inquiéter de certaines dérives de ce tropisme sexuel : en quelques décennies, notre société a basculé du discours de la libération à celui de l'injonction, de la permissivité conquise à la jouissance forcée.

Le sexe était une audace, il est devenu un pensum. *** Ce dogme de l'excellence érotique est d'autant plus coercitif qu'il se trouve aujourd'hui conforté par les plus récentes découvertes en neurobiologie, mettant en évidence les vertus sanitaires exceptionnelles de la jouissance.

L'orgasme se traduit par une libération massive d'endorphines dans le cerveau, hormones ayant la propriété de dissiper le stress et de stimuler le système immunitaire.

Désormais, si nous voulons vivre vieux et fringants, nous savons que nous devons faire l'amour le plus souvent possible, et le plus longtemps (dans les 2 sens du terme) possible.

Or la neurobiologie nous apprend également que la vie conjugale en elle-même, maritale ou non, est un formidable gage de santé et de longévité.

Le célibataire serait beaucoup plus exposé à toutes sortes de maladies que l'individu marié.

Dans Comment devient-on amoureux ?, la chercheuse Lucy Vincent, s'appuyant sur des données épidémiologiques, observe que les personnes mariées sont moins sujettes que les personnes célibataires aux maladies cardiovasculaires, au cancer, à la dépression, à la grippe et aux maladies du foie et des poumons.

Elle en conclut même que « l'absence de relation de couple ou l'existence de mauvais rapports constitue un risque aussi élevé pour la santé que le tabac et l'alcoolisme ».

Enfin, la troisième information majeure révélée par la chimie du cerveau concerne le sentiment d'amour lui-même : il serait, lui aussi, favorisé par l'acte sexuel, lequel provoquerait la sécrétion d’une « hormone de l'attachement », l'ocytocine, qui aurait pour fonction de favoriser le lien affectif et la fidélité.

Par conséquent, il semble scientifiquement prouvé que la sexualité harmonieuse, pratiquée dans la stabilité du couple, avec un conjoint que l'on aime, est l'atout essentiel 3 d'une bonne santé, d'autant que la monogamie est nettement moins pourvoyeuse de maladies sexuellement transmissibles que le libertinage ou la sexualité vénale. L'obsession de la norme sexuelle ne peut ainsi être comprise que rapportée à l'utopie de la santé parfaite et à la hantise du dysfonctionnement.

D'où l'apparition de pathologies tout aussi imaginaires que la prétendue norme dont elles s'éloignent.

Stupéfiant retournement du discours des savants, quand on pense aux milliers de pages consacrées jadis à prouver « scientifiquement » l'inverse.

L'hygiénisme s'était toujours situé du côté de l'avarice sexuelle ; le néohygiénisme contemporain se situe résolument du côté de la dépense.

Pendant des siècles, la morale a réprouvé l'érotisme, dans et hors du couple : voici qu'un nouveau moralisme en fait l'alpha et l'oméga d'une vie réussie. Ainsi, la vision contemporaine du sexe est à la fois déontologique – le sexe comme règle de vie – et téléologique – le sexe comme salut.

Le sexe relève à la fois du principe de précaution (il est bon pour la santé) et du mysticisme, il est à la fois une thérapie et une sotériologie.

Il est la vertu cardinale de la nouvelle religion du « bien-être ». *** Mais cette incantation tapageuse fait-elle de nous des individus sexuellement libérés ? Suffit-il de déclarer le Kama-sutra pour tous, pour que chacun exulte librement et souverainement ? L'adoration du dieu Sexe nous a-t- elle affranchis de nos inhibitions et de nos phobies ? Sommesnous entrés dans l'ère enchantée de l'orgasme roi, dont rêvaient les prophètes de la révolution sexuelle, comme Wilhelm Reich ? Se pourrait-il au contraire que la glorification de la jouissance nous ait fait perdre de vue l'essentiel, à savoir le désir ? Que l’idolâtrie du sexe se solde in fine par une exténuation de l’érotisme ? Trop de sexe ne tue pas le sexe, bien au contraire.

Trop de sexe engendre toujours plus de sexe.

Le sexe est un gigantesque marché, très certainement amené à poursuivre sa croissance exponentielle.

En revanche il est fort possible que trop de sexe éteigne, lentement mais sûrement, l'érotisme.

Il y a en effet dans cette vulgate du sexe quelque chose de fondamentalement anti-érotique :.... »

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