Je fus de retour à la maison au moment qu'on allait se mettre à table: Le Paysan parvenu de Marivaux
Publié le 19/12/2021
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Je fus de retour à la maison au moment qu'on allait se mettre à table.
Malepeste,
le succulent petit dîner ! Voilà ce qu'on appelle du potage, sans parler d'un petit plat de rôt
d'une finesse, d'une cuisson si parfaite...Il fallait avoir l'âme bien à l'épreuve du plaisir que
peuvent donner les bons morceaux, pour ne pas donner dans le péché de friandise en
mangeant de ce rôt-là, et puis de ce ragoût, car il y en avait un d'une délicatesse
d'assaisonnement que je n'ai jamais rencontré ailleurs.
Nos dames ne mangeaient point de bouilli, il ne faisait que paraître sur la table, et
puis on l'ôtait pour le donner aux pauvres.
Catherine à son tour s'en passait, disait-elle,
par charité pour eux, et je consentis sur-le-champ à devenir aussi charitable qu'elle.
Rien
n'est tel que le bon exemple...
Je ne sais pas au reste comment nos deux soeurs faisaient en mangeant, mais
assurément c'était jouer aux gobelets que de manger ainsi.
Jamais elles n'avaient d'appétit
; du moins on ne voyait point celui qu'elles avaient ; il escamotait les morceaux ; ils
disparaissaient sans qu'il parût presque y toucher.
On voyait ces dames se servir
négligemment de leurs fourchettes, à peine avaient-elles la force d'ouvrir la bouche ; elles
jetaient des regards indifférents sur ce bon vivre : Je n'ai point de goût aujourd'hui.
Ni moi
non plus.
Je trouve tout fade.
Et moi trop salé.
Ces discours-là me jetaient de la poudre
aux yeux, de manière que je croyais voir les créatures les plus dégoûtées du monde, et
cependant le résultat de tout cela était que les plats se trouvaient si considérablement
diminués quand on desservait, que je ne savais les premiers jours comment ajuster tout
cela.
Mais je vis à la fin de quoi j'avais été les premiers jours dupe.
C'était de ces airs de
dégoût, que marquaient nos maîtresses, et qui m'avaient caché la sourde activité de leurs
dents.
Le plus plaisant, c'est qu'elles s'imaginaient elles-mêmes être de très petites et de
très sobres mangeuses ; et comme il n'était pas décent que des dévotes fussent
gourmandes, qu'il faut se nourrir pour vivre, et non pas vivre pour manger ; que malgré
cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles
avaient trouvé le secret de le laisser faire, sans tremper dans sa gloutonnerie ; et c'était
par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes, c'était par l'indolence avec
laquelle elles y touchaient, qu'elles se persuadaient être sobres en se conservant le plaisir
de ne pas l'être ; c'était à la faveur de cette singerie, que leur dévotion laissait
innocemment le champ libre à l'intempérance.
Il faut avouer que le diable est bien fin, mais aussi que nous sommes bien sots !
Le dessert fut à l'avenant du repas : confitures sèches et liquides, et sur le tout de
petites liqueurs, pour aider à faire la digestion, et pour ravigoter ce goût si mortifié.
Après quoi, Melle Habert l'aînée disait à la cadette : Allons, ma soeur, remercions
Dieu.
Cela est bien juste, répondait l'autre avec une plénitude de reconnaissance...; et puis
les deux soeurs se levant de leurs sièges avec un recueillement qui était de la meilleure foi
du monde, et qu'elles croyaient aussi méritoire que légitime, elles joignaient posément les
mains pour faire une prière commune, où elles se répondaient par versets l'une à l'autre,
avec des tons que le sentiment de leur bien-être rendait extrêmement pathétique.
Contexte et éléments pour l’introduction
Le Paysan parvenu est un roman inachevé de Marivaux, écrit à la première personne –
comme La Vie de Marianne , du même auteur -, dans lequel un jeune paysan, Jacob de La
Vallée, pauvre mais spirituel, raconte son ascension progressive dans le monde, qu’il doit
souvent à des femmes qui lui offrent leur protection.
L’extrait à commenter se situe
justement à un moment où Jacob est recueilli chez deux vieilles demoiselles, les
demoiselles Habert, après avoir secouru l’une d’elles lors d’un malaise qu’elle a eu sur le
Pont Neuf.
Ces deux demoiselles, âgées de quarante et cinquante ans, sont deux dévotes
vivant sous la coupe d’un dévot qui leur sert de directeur de conscience – Jacob finira par
épouser la plus jeune des deux s œurs, non sans provoquer une réaction scandalisée de
l’aînée.
Ces deux personnages féminins donnent au narrateur – et à Marivaux – l’occasion de
dresser un portrait satirique, qui tient autant du comique pur que de la critique sociale,.
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