Flaubert - Un coeur simple - félicité et les objets
Publié le 05/12/2021
Extrait du document
Un Cœur simple, « récit d’une vie obscure », comme le disait Flaubert, impose un personnage que l’on ne peut oublier. Félicité, servante aussi simple qu’elle est dévouée connaît une vie marquée par la perte successive de ceux qu’elle aime. Mais lorsque les êtres ne sont plus là, il reste parfois les objets pour recréer un monde encore vivable. L’importance du perroquet empaillé n’échappe à personne, mais le petit chapeau de Virginie, bien qu’il ne soit évoqué qu’à deux reprises et brièvement, a également une importance particulière pour Félicité.
Félicité est une servante au cœur simple. Elle n’attache pas d’importance à la valeur matérielle des choses comme le démontre la demande qu’elle fait à Mme Aubain d’un simple chapeau dont la caractérisation montre dans sa précision qu’il n’a rien d’extraordinaire : « petit », « de peluche », « à longs poils », de « couleur marron ». Cet objet, « tout mangé de vermine » (p.39), marqué par le temps qui passe et qui rappelle ainsi la mort, est détérioré mais il a pour Félicité une valeur sentimentale inestimable. En effet, il a appartenu à Virginie et lui rappelle la fillette aimée et disparue, la prolonge au-delà de cette mort physique. Elle voit en lui la vie et non la mort pourtant rappelée par la présence de la vermine.
Ce choix du chapeau peut s’expliquer par l’amour porté aux cheveux magnifiques de l’enfant, « blonds et extraordinaires de longueur » (p.36), si souvent peignés (« elle s’ennuyait de n’avoir plus à peigner ses cheveux » p.28), qu’elle met en valeur même dans le cercueil ( « lui posa une couronne, étala ses cheveux » p.36) et dont elle conserve une mèche : « Félicité en coupa une grosse mèche dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s’en dessaisir » (p.36). A travers cet objet, on perçoit aussi la fidélité indéfectible de Félicité à ceux qu’elle aime. C’est le portrait du personnage qui se dessine à travers ses actes.
Ainsi, Virginie existe par delà la mort à travers ce chapeau qui se substitue à elle, qui la prolonge, un peu comme « la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor » rappelle Victor à Félicité, comme le perroquet empaillé viendra rappeler et remplacer le perroquet vivant. C’est la même expérience qui se répète et cette similitude est encore accentuée par le fait que Félicité relie elle-même les deux enfants : « les deux enfants avaient une importance égale ; un lien de son cœur les unissait, et leur destinée devait être la même. » (p.32) Et l’histoire se répète : elle les aime, ils s’éloignent puis ils meurent. Félicité semble d’ailleurs enterrer Victor en même temps qu’elle enterre Virginie : « Elle songeait à son neveu, et n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l’eût enterré avec l’autre. » (p.37) Ainsi, ce chapeau peut lui rappeler les deux enfants qu’elle n’a pas séparés dans son cœur. On a l’impression que la conservation des objets lui permet de reconstituer en quelque sorte la vie et d’ailleurs à l’extrême fin de la nouvelle, au moment de sa mort, elle croit « voir dans les cieux entr’ouverts, un perroquet gigantesque planant au-dessus de sa tête. » (p.54) comme si Loulou était ressuscité.
L’importance de l’objet pour Félicité est encore soulignée au chapitre IV, avec la description de la chambre de la servante. Elle conserve, dans cet univers clos qu’elle finira par ne plus quitter, des objets hétéroclites et sans valeur autre qu’émotionnelle : ces objets, parmi lesquels le chapeau occupe une place de choix, sont liés à des moments de sa vie ou à des êtres aimés comme si elle rassemblait dans un même lieu différents moments de son existence, comme s’ils permettaient de lutter contre le temps qui passe.
Ces choses qui demeurent lui permettent de lutter contre la mort et l’oubli. Ainsi, Félicité retient le bonheur qui s’est enfui dans l’objet et voue à celui-ci une vénération presque religieuse. La chambre tient à la fois de la « chapelle » et du « bazar » mêlant « objets religieux » et « choses hétéroclites ». On voit aux murs des Vierges et des chapelets mais le chapeau suspendu au dessus de « la commode couverte comme un autel » (p…) semble rejoindre par cette position symbolique les objets sacrés. On a l’impression que Félicité ne différencie pas les « bonnes vierges » et les « médailles » du chapeau qui a pris la valeur d’une relique, qui n’est plus un simple objet ou un simple souvenir, mais a un pouvoir bien plus grand.
C’est aussi de pouvoir du chapeau que l’on peut parler avec la conclusion de la scène où Félicité le reçoit: il est l’élément déclencheur de l’unique rapprochement entre la servante et la maîtresse. Il les « égalise » dans une souffrance commune qu’aucun mot n’exprime et Félicité est reconnaissante à jamais de cet élan, de cette communion avec sa maîtresse et « désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse » (p.39). Plus encore, « la bonté de son cœur se développa » (p.39). On a l’impression que cet objet a le pouvoir de faire évoluer Félicité vers encore plus de grandeur, vers une sorte de sainteté. Elle soigne les plus démunis, les malades du choléra.
Ainsi, un simple « petit chapeau de peluche, à poils longs, couleur marron » devient une sorte d’objet magique, transformé par l’importance que lui accorde Félicité comme le perroquet empaillé, qui d’ailleurs finira par ressembler au chapeau puisque lui aussi sera mangé par la vermine.
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