Faut-il vouloir être heureux ? (Le bonheur est-il le but de l'existence ?)
Publié le 15/05/2020
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Le bonheur est l'accomplissement de la vie sensible comme telle, et par conséquent il appartient à tout être sensible en possédant lanotion de souhaiter être heureux.
Mais il y a une différence entre souhaiter qui n'engage à rien (souhaiter être riche, c'est jugerpositivement la richesse en refusant de faire quoi que ce soit pour le devenir) et vouloir qui est déjà mobilisation des moyens par lareprésentation contraignante d'une fin.
Si tout le monde souhaite évidemment être heureux (le contraire signifierait qu'on n'existe pascomme vivant sensible), tout le monde ne veut pas le devenir.
C'est que nous n'avons pas que des aspirations sensibles, du moinscertains d'entre nous : pour les héros qui donnent leur vie parfois dans des conditions atroces (Jean Moulin) ou pour les créateurs quisubissent les affres d'un travail épuisant et ingrat (cf.
la correspondance de Flaubert, notamment ses lettres à Louise Colet), il est clairque ces aspirations ne comptent pas, et qu'ils ne peuvent être soupçonnés de chercher un bonheur simplement paradoxal, puisque sanotion renvoie d'abord au maintien de la vie et à l'exclusion de la souffrance.
Cela est vrai également dans l'ordre de la consciencemorale : agir par devoir, c'est avoir implicitement décidé que le bonheur ne compterait pas et que les inconvénients liés àl'accomplissement de l'action ne seraient pas pris en considération, dès lors que sa nécessité s'imposait.
Les héros, les créateurs et lessujets moraux en tant que tels ont donc en commun de considérer que, si important que son désir puisse être par ailleurs, le bonheur necompte absolument pas.
Autrement dit les meilleurs d'entre nous se refusent de faire du bonheur le but de leur vie, – même s'ilssouhaitent évidemment être heureux, parce que pour eux ce n'est pas cela qui compte même si cela importe évidemment.
Cette opinion serait-elle donc le propre des gens qui ne sont ni des créateurs ni des héros et qui accomplissent leur devoir à la seulecondition qu'il ne mette en cause ni leur confort ni l'idée qu'ils ont d'eux-mêmes ? Autrement dit la question se pose de savoir en quoi laconsidération du bonheur comme but de la vie pourrait être le versant représentatif d'une éthique résumable à la décision implicite d'êtrele semblable de ses semblables, de ne jamais se surprendre soi-même et par conséquent de dénier toute preuve de sa propre division,de se confondre avec la place (familiale, professionnelle, etc.) que l'on occupe ? En effet dans la création, dans l'héroïsme et dans l'actionmorale, c'est toujours d'une division de soi-même qu'il s'agit.
On le voit à chaque fois.
D'abord le propre d'un créateur est de ne passavoir ce qu'il est en train de faire, d'être surpris par les formes, les figures ou les idées qui naissent des gestes qu'il accomplit et quiréduisent quasiment à rien la représentation préalable où il avait pensé la nécessité de son travail.
Ensuite le propre d'un héros est d'êtreporté par une nécessité indistinctement subjective et objective qu'il ne réfléchit jamais (par exemple l'occupation de son pays commeabsolument intolérable, alors que la majorité de ses compatriotes s'en accommode plus ou moins) et qui lui fera accomplir des actionsquasiment surhumaines c'est-à-dire inaccessibles à l'homme normal qu'il est par ailleurs : rendu à la vie ordinaire il ne se reconnaît pasdans les actions qu'il a accomplies, qui sont en quelque sorte trop grandes pour lui.
Enfin, le propre d'un agent moral est de laisser enarrière tout ce qui importe pour lui quand il s'agit de faire son devoir.
Bref, nous nous trouvons devant la corrélation de deux divisions :d'une part celle que nous sommes pour nous-mêmes et que signifient chacune à leur manière les notions de la pensée et du devoir, etd'autre part celle de ce qui importe et de ce qui compte.
Ainsi l'examen de l'opinion qui nous est proposée doit-il se faire au doubleniveau de l'énoncé et de l'énonciation, puisque c'est à la fois d'une division dans l'objet d'une parole éventuelle et dans son sujet qu'ils'agit.
D'un point de vue général, on peut dire que le premier niveau décide du second, car si l'opinion examinée se révèle être vraie, laquestion de l'énonciation perdra de sa pertinence : en tant qu'il est vrai, par exemple, le théorème de Pythagore est libéré de la vie deson auteur et de l'incidence de son idiosyncrasie, dont en fait il devait tout de même bien procéder.
D'un autre côté, il est pourtantimpossible de séparer un énoncé de son énonciation : le sens d'un énoncé, c'est la possibilité de son énonciation, ainsi qu'on l'indiquefréquemment en posant une question théorique sous la forme d'un " peut-on dire que...
".
En quoi nous désignons l'objet final de notreélaboration : dans la double question " est-ce vrai ? " et " qui dit cela ? ", c'est une position subjective qui est interrogée : celle du rapportà sa propre vie et à la vérité dont elle peut éventuellement relever.Mais le problème tient d'abord à ce que cette vérité elle-même est divisée : elle est actuelle pour les héros et les créateurs, maisreprésentative pour les agents moraux, puisque les héros et les créateurs adviennent à eux-mêmes dans la surprise de ne s'être pasreprésentés ce qu'il sont pourtant en train de faire, quand les agents moraux se reconnaissent dans leur propre certitude, agirmoralement consistant à faire ce qu'on se représentait nécessairement devoir faire.
Dès lors l'opposition des rares et des nombreux seredouble d'une opposition interne à la première catégorie, puisque les agents moraux partagent avec ceux qui font du bonheur le but dela vie la même définition de la vérité comme nécessité représentative, un but étant une représentation contraignante.
Allons même plusloin : la position des agents moraux est exactement symétrique, donc en vérité semblable, à ceux qui font du bonheur le but de la vie,puisque dans l'un et l'autre cas il s'agit d'effectuer la certitude de ce qu'on est.
Loin qu'il s'agisse d'une simple détermination subjective, lanécessité universelle de tout, de l'étant en général, est semblablement engagée dans l'une et l'autre détermination : soit on s'entendcomme être sensible et on dira que le bonheur suffit à justifier que l'univers existe, soit on s'entend comme sujet digne et on dira quec'est la morale qui occupe cette position.
La véritable division ne se trouve donc pas entre les nombreux qui s'en tiennent à leur proprebonheur et les rares qui s'en tiennent à ce qui compte, mais elle se trouve entre ceux qui sont leur propre étrangeté (les héros et lescréateurs, sujet singuliers) et ceux qui sont leur propre semblance (les nombreux et les agents moraux, chacun étant ce que n'importe quiserait ou devrait être à sa place).La question de la vérité constitue par conséquent l'enjeu de cette problématique, selon qu'elle sera actuelle (la vérité du créateur est sonoeuvre, celle du héros est son acte) ou représentative (pour vouloir le bonheur ou la morale, il faut se soumettre à l'idée de ce qu'estl'être humain : une sensibilité ou une dignité), c'est-à-dire selon qu'elle se repérera subjectivement à la surprise et à l'impossibilité de secomprendre (le créateur ne peut pas rendre compte de ce qu'il a fait, et le héros ne comprend pas comment l'homme ordinaire qu'il estquand il y repense a pu accomplir de tels exploits), ou à la certitude d'avoir raison (on est certain d'être une sensibilité donc de devoirchercher le bonheur ; on est certain d'être une dignité donc de devoir tout subordonner à la nécessité morale).
Dès lors il nous faudraparvenir à une notion précise : si la question de la vérité oblige à faire de la représentation le critère discriminant impliqué dans tout cequ'on vient de poser, et si la notion de but est expressément située en deçà de ce critère puisqu'elle la suppose aller de soi, il nousfaudra découvrir ce qui correspond au but pour ceux qui ne s'en tiennent pas à la pure représentation c'est-à-dire pour ceux qui récusentl'opinion présentée non pas au niveau de sa détermination mais au niveau de son principe, qui est la conception représentative de lavérité.
Qu'y a-t-il d'autre que la vie, qui justifie qu'on la voue à sa propre étrangeté ?Or la question semble aporétique, car même si l'on admet qu'il y a autre chose que la vie, la réflexion en fera nécessairement unmoment de la vie dès lors identifiée à la stupidité de son propre fait.
Par exemple si l'on considère qu'il y a un Dieu en dehors du monde,cela permet certes d'affirmer que la vie dans le monde a un sens ; mais la question est simplement repoussée d'un degré, puisqu'ondemandera alors quel sens aura l'ensemble constituée par le monde et par ce Dieu qui lui donne un sens ? Toute réponse factuelle (dontle paradigme est évidemment constitué par la mention d'un Dieu dont la figure peut être déclinée de multiples façons – politique,culturelle, écologique, etc.) est donc expressément mensongère.
Dès lors nous découvrons que la question de ce qui voue la vie à sapropre étrangeté ne concerne pas quelque chose ! Qu'est-ce qui n'est pas quelque chose, qui compte seul quand tout le reste importe, etqui permette de penser la vérité d'une mort héroïque ou d'une vie entière de travail, irréductiblement à leur valeur morale ou culturellec'est-à-dire à la nécessité représentative ? Voilà concrètement notre question..
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