Explication linéaire n°2 : Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, scène 3
Publié le 21/06/2022
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«
Séquence « Spectacle et comédie» (Le théâtre du XVIIè au XXIè siècle).
Explication linéaire n°2 : Molière, Le Malade imaginaire, Acte III, scène 3
Argan est un père de famille en pleine santé mais persuadé d’être malade.
Il est devenu complètement
dépendant de son médecin M.
Purgon et de son apothicaire (pharmacien) M.
Fleurant.
Ces derniers
ont bien compris le profit qu’ils pouvaient tirer des angoisses morbides de leur patient, à qui ils
administrent régulièrement des remèdes inutiles mais onéreux.
La scène 3 de l’acte III est un dialogue
entre Argan et son frère Béralde.
Argan.
– […] Mais enfin, venons au fait.
Que faire donc, quand on est malade ?
Béralde.- Rien, mon frère.
Argan.- Rien ?
Béralde.- Rien.
Il ne faut que demeurer en repos.
La nature, d’elle-même, quand nous la laissons
faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée.
C’est notre inquiétude, c’est notre
impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de
leurs maladies.
Argan.- Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de certaines
choses.
Béralde.- Mon Dieu, mon frère, ce sont pures idées, dont nous aimons à nous repaître 1 ; et de tout
temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parce
qu’elles nous flattent2, et qu’il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables.
Lorsqu’un médecin
vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce
qui lui manque, de la rétablir, et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il
vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de
raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur
naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années ; il vous dit justement le
roman de la médecine.
Mais quand vous en venez à la vérité, et à l’expérience, vous ne trouvez
rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le
déplaisir de les avoir crus.
Argan.- C’est-à-dire, que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez
en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
Béralde.- Dans les discours, et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands
médecins.
Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants
de tous les hommes.
Argan.- Hoy ! Vous êtes un grand docteur 3, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici
quelqu’un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet4.
Béralde.- Moi, mon frère, je ne prends point à tâche5 de combattre la médecine, et chacun à ses
périls et fortune6, peut croire tout ce qu’il lui plaît.
Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et j’aurais
souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes et, pour vous divertir, vous mener
voir sur ce chapitre7 quelqu’une des comédies de Molière.
1
Nous repaître : nous régaler, nous délecter.
Elles nous flattent : elles nous font plaisir.
3
Docteur : savant, expert dans son domaine.
Un docteur est celui qui a soutenu une thèse de doctorat.
On peut
donc être docteur en médecine (donc médecin), mais aussi docteur en droit (juriste), docteur en lettres, en
histoire, en mathématiques, etc…
4
Au sens propre, le gloussement d’une poule.
Au sens figuré : tendance au bavardage.
5
Je n’ai pas pour but.
6
A ses risques et périls.
7
A ce sujet.
2
Argan.- C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien
plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.
Béralde.- Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.
Argan.- C’est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine ; voilà un bon nigaud, un bon
impertinent8
, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps9
des
médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.
Béralde.- Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met
bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.
8
Impertinent : insolent, qui tient des propos inconvenants, irrespectueux.
9 Ensemble organisé de personnes exerçant la même profession.
Rappel de la problématique : comment ce dialogue révèle-t-il l’influence que les médecins
exercent sur l’esprit d’Argan ?
1
ère partie : le débat sur la médecine (l.
1-20).
Comme tout débat, il oppose 2 thèses :
- Argan : la médecine est indispensable
- Béralde : la médecine est inutile.
Cette partie du dialogue se déroule dans une atmosphère détendue et courtoise.
Les deux
frères s’adressent l’un à l’autre par l’apostrophe affectueuse et bienveillante de « mon frère ».
C’est un échange véritable, dans lequel Argan invite son frère à développer son avis sur la
question de la médecine.
C’est lui qui dirige l’entretien par ses questions.
L’avis donné par B tient d’abord en un mot : « rien ».
Cette brièveté déstabilise A qui reprend
ce monosyllabe à la forme interrogative, attendant des précisions supplémentaires.
Béralde
reste inébranlable et maintient cet avis laconique, qui résume sa défiance à l’égard de la
médecine.
Il va ensuite se justifier à travers une réplique construite sur une série de verbes à
l’indicatif présent dont la valeur de vérité générale permet de formuler des principes de
conduite : « il ne faut que demeurer en repos ».
Ce principe de tranquillité s’oppose au
comportement agité qu’il met en évidence à l’aide d’une tournure emphatique (= tournure
d’insistance) par le biais du double présentatif : « c’est notre inquiétude, c’est notre
impatience qui gâte tout ».
B.
oppose ainsi le calme, principe de guérison, et l’agitation,
principe d’aggravation : au fond, son tempérament et celui de son frère.
Son argumentation se
fonde sur un mot clé : « la nature, d’elle-même », qui s’oppose implicitement à l’intervention
de la médecine.
Sa phrase affirmative exprime sa confiance inébranlable dans les capacités
naturelles du corps à se régénérer et à combattre la maladie.
La maladie est présentée comme un « désordre », ce qui signifie donc qu’être en bonne santé
consiste à avoir un corps en ordre.
La santé est un équilibre des sécrétions organiques et des
fonctions vitales.
Il est intéressant de constater que B.
définit la santé avec l’un des mots clés
de l’esthétique classique, qui repose sur l’ordre, la rigueur, l’équilibre des proportions, la
symétrie d’une composition épurée et sans surcharge.
Le principe de la santé est donc le
même que le principe de la beauté.
Béralde est un personnage qui incarne l’idéal classique :
c’est un homme de raison, d’équilibre, de modération, de maîtrise, alors qu’Argan est plutôt
dans le délire hypocondriaque, le déséquilibre, l’excès, l’agitation.
Pour rendre son jugement plus convaincant, Béralde procède à une sentence en forme de
paradoxe : « tous les hommes meurent de leurs remèdes et non de leurs maladies ».
Comme
toute sentence, celle-ci sera aisément mémorisable grâce à sa construction binaire (en 2
parties) articulée autour de la conjonction « et » et fondée sur l’opposition entre « remèdes »
et « maladie ».
Un paradoxe consiste à énoncer une idée surprenante qui va à l’encontre des
idées généralement admises : ici, au lieu de considérer le remède comme salutaire face à la
maladie, B.
le montre comme plus nocif que la maladie qu’il devrait soigner.
B.
souligne donc
ici ce qu’on appellerait à notre époque le danger des effets secondaires.
A.
soulève alors une objection introduite par « Mais ».
Il reprend le mot-clé de la thèse de B.,
« la nature », en restant volontairement vague par l’emploi d’indéfinis : « on peut aider la
nature par de certaines choses ».
Ce sont des traitements médicaux qu’il parle (« de certaines
choses »), et des médecins (« on »), termes qu’il évite de prononcer pour amener B.
à les
formuler lui-même.
Par la persuasion, A.
veut obtenir de B.
une concession (= admettre une
partie de la thèse adverse), il veut orienter l’avis de Béralde vers ce qu’il a envie d’entendre :
les bienfaits et l’utilité de la médecine.
Béralde réfute cette objection par une longue tirade qui disqualifie l’argument suggéré par A à
travers l’expression dépréciative « ce sont de pures idées ».
Il faut comprendre par cette
expression : des idées reçues, sans fondement, sans rapport avec la réalité.
A partir de là, A,
qui orientait la conversation dans ses répliques, perd la maîtrise du dialogue au profit de son
frère qui accapare la parole dans une tirade dont le but est de montrer que la médecine est une
fausse science, une imposture, qui ne fonctionne que grâce à la crédulité, voire à la
complicité, des patients consentants.
Dans un premier temps, B.
s’inclut dans ces patients
crédules à travers le pronom nous : « nous aimons à nous repaître », « elles nous flattent ».
Cela lui évite de mettre en cause son frère trop brusquement et de le braquer en se présentant
comme un esprit supérieur à ceux qui comme son frère ont la faiblesse intellectuelle de se
laisser manipuler par les médecins.
Mais peu à peu il en vient à utiliser le « vous » qui
implique directement Argan afin de lui ouvrir les yeux sur sa situation particulière.
Pour
dénoncer le discours manipulateur de la médecine, il utilise le champ lexical de l’illusion et de
la crédulité à travers des expressions comme « belles imaginations », « croire », « flatter »,
« beaux songes », « crus ».
Une métaphore vient résumer l’idée : « le roman de la médecine ».
B assimile le discours médical à une fiction, une histoire inventée pour nous plaire, une
illusion rassurante qui s’oppose à la « vérité ».
B.
se lance alors dans une longue phrase
structurée par l’anaphore « lorsqu’un médecin vous parle » / « lorsqu’il parle », suivie d’une
énumération de verbes à l’infinitif.
Dans la 1ère partie de la phrase, les verbes à l’infinitif ont
tous pour complément « la nature » ; dans la 2e
, ce sont des organes et des fonctions
corporelles (cerveau, rate, foie…).
Cette phrase interminable est une parodie du discours
médical et ridiculise ses excès, son enflure.
Les multiples compétences que les médecins
prétendent détenir finissent par devenir suspectes ; d’ailleurs, à la fin de l’énumération, les
médecins apparaissent même comme des magiciens, des gourous, qui disposent des « secrets
pour étendre la vie à de longues années ».
On sort alors du champ rationnel de la science pour
entrer dans le champ du surnaturel et de la croyance.
Ce que B.
suggère ici, c’est qu’on croit
en la médecine pour la même raison que certaines personnes croient en Dieu : pour conjurer
la peur de la mort.
La fin de la tirade est construite en opposition avec la première partie, et s’articule autour de
la conjonction de coordination « Mais ».
La « vérité » s’oppose au « « roman, et
« l’expérience » aux « pures idées ».
Vérité et expérience sont les deux fondements de toute
science : on fait des hypothèses qu’on va chercher à valider par une expérience.
Loin d’être
fondée sur des vérités démontrables par l’expérience, la médecine apparaît ici comme un
discours mensonger et non comme une science rationnelle.
Après avoir déstabilisé son frère par sa réponse monosyllabique, il le met en difficulté à
travers cette longue tirade qui met en évidence sa maîtrise de la parole et sa supériorité
argumentative.
2
e
partie : le débat devient un affrontement (l.
21-29)
Sentant qu’il est en train de perdre le contrôle du dialogue, Argan s’agace.
Les deux
interlocuteurs n’arrivent plus à se comprendre et à échanger des idées.
Ce qu’ils échangent, ce
sont des reproches.
Argan reproche à son frère, par le recours à l’ironie, de n’être qu’un
orgueilleux et un ignorant qui prétend juger des choses qu’il ne connaît pas et n’a aucune
légitimité intellectuelle pour parler de la médecine : « toute la science du monde est renfermée
dans votre tête » ; « vous êtes grand docteur à ce que je vois ».
Ces deux hyperboles à valeur
sarcastique constituent des arguments ad hominem (qui s’attaquent non pas aux idées mais à
la personne de celui qui les formule).
Au lieu de contrer les propos de B., Argan cherche à
dénigrer sa personne et à disqualifier son jugement en stigmatisant sa prétention : « vous
voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle ».
L’énervement d’Argan
monte ensuite en puissance avec l’interjection « Hoy » (l.
26) et l’emploi d’un vocabulaire
familier dans des expressions comme « rembarrer vos raisonnements » et « rembarrer votre
caquet ».
Il dévalorise les paroles de son frère en les rapprochant d’un gloussement de poule
mais on voit surtout qu’il est incapable d’argumenter par lui-même et se réfugie derrière.
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