Etienne de La Boétie : Quand tes yeux conquérants étonné je regarde
Publié le 15/05/2020
Extrait du document
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Etienne de La Boétie (1530-1563)
Présentation du poète
On sait très peu de choses sur la vie de La Boétie.
En 1557, il est conseiller au parlement de Bordeaux.
C'est là qu'il rencontre Montaigne.Une profonde et exceptionnelle amitié naît entre les deux hommes.
Montaigne nous parle de cette relation dans le premier livre desEssais, au chapitre intitulé De l'amitié.
La Boétie prend froid en jouant à la paume et meurt prématurément en 1563.
Quelque temps plustard, Montaigne quitte le parlement et se retire sur ses terres afin de bâtir son livre.
La Boétie l'a fait héritier de sa bibliothèque et de sespapiers.
Montaigne se chargera donc de la publication de ses œuvres, qui se composent d'un discours, d'un mémoire, de plusieurs pièceslatines, de diverses traductions du grec et de vingt-neuf sonnets.
Génie précoce, La Boétie a écrit son ouvrage majeur à l'âge de dix-huitans.
Il s'agit du Discours de la servitude volontaire ou Contr'un.
Son second ouvrage théorique est le Mémoire sur la pacification destroubles, texte consacré aux guerres de Religion en France et qui prône la concorde entre les différentes sectes.
Montaigne aimait lapoésie, il admirait les sonnets de Ronsard.
Il nous confie même, dans ses Essais, avoir été tenté, mais toujours en vain, d'écrire des vers.Son projet, après la mort de son ami, était de faire figurer ses vingt-neuf sonnets dans son grand livre.
Il renonça et les fit publier à part.La Boétie était donc non seulement un philosophe de talent mais aussi un grand poète.
Quand tes yeux conquérants étonné je regarde
Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,
J'y veoy dedans à clair tout mon espoir escript :
J'y veoy dedans amour, lui nnesme qui me rit
Et m'y monstre mignard le bon heur qu'il me garde.
Mais quand de te parler par fois je me hazarde,
C'est lors que mon espoir desseiché se tarit.
Et d'avouer jamais ton oeil, qui me nourrit
D'un seul mot de faveur, cruelle tu n'as garde.
Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis,
Ce sont ceux la, sans plus à qui je me rendis.
Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,
Si ta bouche et tes yeux se veulent desmentir ?
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir :
Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.
Dans le premier quatrain, l'auteur considère une femme muette, une femme objet du désir, dans les yeux de laquelle il peut à loisir secontempler, comme en un miroir.
Rien ne sépare alors l'homme de la femme qu'il aime.
Elle est pour lui la transparence même, commenous le montre l'expression « à clair » au vers 2.
Il voit en elle quelque chose qui lui est propre.
En effet, le terme « espoir » est précédé de l'adjectif possessif « mon » et, aux deux vers suivants, nous pouvons relever le pronom personnel complément « me ».
Il ne voit pas la femme mais, à travers elle, il voit son espoir et un signe que lui fait l'amour.
Cet amour apparaît comme un enfant « mignard » et malicieux, qui se joue de la crédulité du poète.
C'est lui qui « rit » (vers 3) à travers les yeux de la femme.
C'est lui le véritable interlocuteur de La Boétie.
Mais, il n'est présent que parce qu'il y a projection.
Ainsi, la dame est assimilée non pas à un être mais à un objet porteur de sens, et plus précisément à un livre ouvert : « J'y veoy dedans à clair tout mon espoir escript ».
Ce quatrain nous fait sentir la satisfaction du poète face à une réalité qui se confond presque avec l'image constituant le noyau de son fantasme.
Mais le second quatrain nous montre bien qu'il ne s'agit là que d'une confusion.
La femme n'estréductible ni à un objet signifiant ni à une image.
Il lui suffit de prendre la parole pour se constituer comme sujet, comme être parlant àpart entière, face au poète dérouté.
C'est à contrecoeur que ce dernier engage la conversation avec elle.
L'expression «Je me bazarde » montre assez qu'il sait pertinemment qu'en entrant dans une relation de parole, le fantasme va se dessécher et laisser transparaître lafemme réelle, celle qui est « autre », celle qui est « l'Autre » : « C'est lors que mon espoir desseiché se tarit » (vers 6).
Remarquons que, selon l'auteur, les mots de l'ceil sont écrits, alors que les mots de la bouche sont dits.
Ainsi, les premiers sont perçuspar les yeux du poète, les seconds par son oreille.
Les yeux voient le fantasme, l'oreille entend le réel, et ces deux sens (la vue et l'ouïe)se contredisent : « Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse, si ta bouche et tes yeux se veulent desmentir ? » Cette contradiction est sans doute à l'origine du « doux tourment » de La Boétie, puisque cette oxymore condense l'idée d'attraction contenue dans l'adjectif « estonné » (vers 1) et l'idée de répulsion contenue dans le verbe « se bazarder» (vers 5).
Dans les deux derniers vers, on peut voir que l'auteur fait te choix de n'écouter que la voix du fantasme.
Nous savons néanmoins, et luiaussi le sait, qu'il se ment à lui-même, puisqu'il décide une fois pour toutes de ne pas tenir compte de la différence de la dame.
Elle estdifférente, car si on veut la connaître, elle doit être patiemment écoutée, questionnée.
L'autre ne se découvre un tant soit peu qu'après denombreuses rencontres riches en échanges de paroles.
La Boétie rejette cette solution et préfère ne retenir de la femme que sa beauté,son enveloppe charnelle, c'est-à-dire ce qui est susceptible d'entretenir ses désirs « conquérans » (vers 1)..
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