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Est-il raisonnable de vouloir maîtriser la nature ?

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« Rien ne semble aujourd'hui plus avéré que le projet de maîtriser la nature.

Cette ambition, décuplée par le formidable essor des sciences physiques depuis le XVIIe siècle et des sciences humaines au XIXe, semble non seulement possible, mais aussi raisonnable.

Ne permet-elle pas en effet à l'homme de mieux connaître le monde auquel il appartient, donc d'agir en connaissance de cause? Pourtant, il n'est pas certain que ce projet soit souhaitable.

Si l'on comprend la nature comme l'ensemble de ce qui existe, alors l'homme en fait partie et doit la respecter.

Et si on la comprend au sens de nature humaine, comment concilier une tentative de maîtrise avec la préservation de la liberté ? 1.

Le projet de maîtrise de la nature est à la fois possible et légitime. • La volonté de connaître le fonctionnement de la nature pour pouvoir éventuellement en modifier le cours est raisonnable car ce projet est possible, certes à long terme, mais sans utopie.

C'est le principe du déterminisme, illustré par « le démon de Laplace » : des yeux aussi perçants que ceux d'un Dieu seraient capables de prédire rationnellement toute la suite des événements présents, à partir de ce qui s'est passé et de ce qui se déroule.

Les progrès des sciences prouvent que l'on s'approche toujours plus près de cet idéal.

Pourquoi refuser alors a priori la possibilité de l'atteindre un jour ? • La découverte des lois, c'est-à-dire des relations invariables régissant les phénomènes, permet en outre de comprendre comment les choses s'enchaînent.

Or, mieux comprendre la relation des causes et des effets permet de mieux les maîtriser et de se donner les moyens de les reproduire et d'en modifier le cours.

De là l'intérêt de maîtriser des processus susceptibles d'entraîner, sans cela, des catastrophes naturelles.

De la possibilité, on glisse alors vers la légitimité : il est raisonnable de souhaiter maîtriser la nature, parce que cela participe au bien-être de l'homme voire à sa survie.

Quand Descartes évoque la possibilité de «se rendre comme maître et possesseur de la nature», il prend tout de suite l'exemple de la médecine, dont le développement permettra à l'homme de mieux vieillir et de se préserver des agressions. Dans la sixième partie du « Discours de la méthode » (1637), Descartes met au jour un projet dont nous sommes les héritiers.

Il s'agit de promouvoir une nouvelle conception de la science, de la technique et de leurs rapports, apte à nous rendre « comme maître et possesseurs de la nature ». Descartes n'inaugure pas seulement l'ère du mécanisme, mais aussi celle du machinisme, de la domination technicienne du monde. Si Descartes marque une étape essentielle dans l'histoire de la philosophie, c'est qu'il rompt de façon radicale et essentielle avec sa compréhension antérieure.

Dans le « Discours de la méthode », Descartes polémique avec la philosophie de son temps et des siècles passés : la scolastique, que l'on peut définir comme une réappropriation chrétienne de la doctrine d'Aristote. Plus précisément, il s'agit dans notre passage de substituer « à la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles » une « philosophie pratique ».

La philosophie spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la contemplation sur l'action, le voir sur l'agir.

Aristote et la tradition grecque faisaient de la science une activité libre et désintéressée, n'ayant d'autre but que de comprendre le monde, d'en admirer la beauté.

La vie active est conçue comme coupée de la vie spéculative, seule digne non seulement des hommes, mais des dieux. Descartes subvertit la tradition.

D'une part, il cherche des « connaissances qui soient fort utiles à la vie », d'autre part la science cartésienne ne contemple plus les choses de la nature, mais construit des objets de connaissance.

Avec le cartésianisme, un idéal d'action, de maîtrise s'introduit au cœur même de l'activité de connaître. La science antique & la philosophie chrétienne étaient désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie pratique ».

« Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé […] » La nature ne se contemple plus, elle se domine.

Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l'homme pour qu'il l'exploite et s'en rende « comme maître & possesseur ». Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la technique.

Si la science peut devenir pratique (et non plus seulement spéculative), c'est qu'elle peut s'appliquer dans une technique.

La technique n'est plus un art, un savoir-faire, une routine, elle devient une science appliquée. D'une part, il s'agit de connaître les éléments « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans ».

Puis « de les employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ».

Il n'est pas indifférent que l'activité artisanale devienne le modèle de la connaissance.

On connaît comme on agit ou on transforme, et dans un même but.

La nature désenchantée n'est plus qu'un matériau offert à l'action de l'homme, dans son propre intérêt.

Connaître et fabriquer vont de pair. D'autre part, il s'agit « d'inventer une infinité d'artifices » pour jouir sans aucune peine de ce que fournit la nature.

La salut de l'homme provient de sa capacité à maîtriser et même dominer techniquement, artificiellement la nature. Ce projet d'une science intéressée, qui doive nous rendre apte à dominer et exploiter techniquement une nature désenchantée est encore le nôtre. Or la formule de Descartes est aussi précise que glacée ; il faut nous rendre « comme maître et possesseur de la nature ».

« Comme », car Dieu seul est véritablement maître & possesseur.

Cependant, l'homme est ici décrit comme un sujet qui a tous les droits sur une nature qui lui appartient (« possesseur »), et qui peut en faire ce que bon lui semble dans son propre intérêt (« maître »). Pour qu'un tel projet soit possible, il faut avoir vidé la nature de toute forme de vie qui pourrait limiter l'action de l'homme , et poser des bornes à ses désirs de domination & d'exploitation.

C'est ce qu'a fait la métaphysique cartésienne, en établissant une différence radicale de nature entre corps & esprit.

Ce qui relève du corps n'est qu'une matière inerte, régie par les lois de la mécanique.

De même en assimilant les animaux à des machines, Descartes vide la notion de vie de tout contenu.

Précisons enfin que l'époque de Descartes est celle où Harvey découvre la circulation sanguine, où le corps commence à être désacralisé, et les tabous touchant la dissection, à tomber. Car ce qu'il y a de tout à fait remarquable dans le texte, c'est que le projet de domination technicienne de la nature ne concerne pas que la nature extérieure et l'exploitation des ressources naturelles. La « philosophie pratique » est utile « principalement aussi pour la conservation de la santé ».

Le corps humain lui aussi, dans ce qu'il a de naturel, est objet de science, et même objet principal de la science.

« S'il est possible de trouver quelque moyen qui rende les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher.

» La véritable libération des hommes ne viendrait pas selon Descartes de la politique, mais de la technique et de la médecine.

Nous deviendrons « plus sages & plus habiles », nous vivrons mieux, en nous rendant « comme maîtres & possesseurs de la nature ».

La science n'a pas d'autre but. • Ce projet de maîtrise de la nature est le signe de la liberté humaine.

Spinoza montre ainsi que l'homme libre, partie intégrante de la nature, est celui qui comprend les causes qui le déterminent.

Maîtriser la nature, c'est se maîtriser soi-même, et devenir de plus en plus libre, après un exercice toujours plus soutenu de la raison.. »

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