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En Afghanistan, l'interdiction de la culture du pavot plonge les paysans dans l'inquiétude

Publié le 17/01/2022

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27 juillet 2000 A perte de vue, les champs labourés sont prêts pour les semences. Si les paysans de la province du Nangahar se plaignent de la sécheresse qui a frappé ici comme dans la plus grande partie de l'Afghanistan, ce n'est pas le principal motif de leur colère. Dans cette région, la deuxième pour la production d'opium après la province d'Helmand, c'est l'interdiction de cultiver le pavot - formulée le 27 juillet par le chef suprême des talibans, le mollah Mohammad Omar - qui occupe tous les esprits. Dans cette province qui borde les zones tribales pakistanaises, la culture du pavot (d'où est tiré l'opium) est ancestrale et, depuis sa croissance consécutive à la guerre, « c'est 90 % à 95 % des familles qui en vivaient », affirme Shams-ul-Haq Sayed, directeur adjoint du Comité de coordination de la lutte contre la drogue, organisme mis sur pied par les talibans pour travailler en liaison avec le Pnucid (Programme des Nations unies pour le contrôle international de la drogue). Alors que l'année dernière , à la même époque, les champs creusés de petits canaux étaient ensemencés de graines de pavot, il n'en est rien cette année. Pour l'instant, la peur de défier l'ordre taliban semble dépasser l'appât du gain. MESURES PUNITIVES Depuis le décret de Mollah Omar, le gouvernement a multiplié les avertissements à la population, et les ulémas ont énoncé une fatwa décrétant la culture du pavot interdite par l'islam. Des comités de surveillance ont été installés dans chaque district pour convaincre les récalcitrants et les mesures punitives ont commencé. Dans le seul district de Khogiani, le quatrième en importance pour la culture du pavot selon le Pnucid, vingt-deux fermiers ont été emprisonnés. La libération a un prix, déja payé par deux fermiers : la destruction des cultures déjà ensemencées. Pour s'assurer d'être entendus, les talibans ont informé chaque chef et chaque mollah de village qu'ils seraient responsables de toute violation de la loi chez eux. A Mimla, village de 2000 familles, à une heure et demie de route défoncée de Jalalabad, l'avertissement est pris au sérieux par le malek (chef) Shergul. « J'ai mes patrouilles secrètes qui opèrent à l'aube, l'heure où l'on sème » dit-il. « Bien sûr, tout le monde, moi compris, est furieux, car on va perdre beaucoup d'argent. Mais on ne peut pas aller contre un décret de Mollah Omar. Il est le Commandeur des Croyants » ajoute-t-il. Dans tous les villages environnants, c'est la même plainte avec une inquiétude latente : comment rembourser les prêts, les hypothèques sur la prochaine récolte... qui n'aura pas lieu ? « Chaque fermier a un prêt et nous sommes en discussion à ce sujet avec les commerçants et les usuriers » affirme M. Shams-ul-Haq. « Mollah Omar pense qu'il y a un sérieux besoin d'abolir ces avances sur les récoltes qui enchaînent les paysans » ajoute-t-il. Petit paysan sur des terres louées, Ridigul, la soixantaine, affirme : « Beaucoup de gens qui devaient de l'argent sont partis au Pakistan, en Iran, car ils savent qu'ils ne pourront pas rembourser. Naturellement, on sait bien que c'est haram [impie] de cultiver l'opium, mais chacun voyait son intérêt et les trafiquants nous poussaient pour obtenir le remboursement de leur argent » dit-il. A la tête d'une famille de treize personnes , dont trois seulement ont du travail, Ridigul ne sait plus quoi faire. A la place du pavot, il a planté des oignons, des carottes, des épinards mais, « avec le coût du transport, cela ne vaut même pas la peine d'aller les vendre au marché » dit-il. Comment r 7 kilos d'épinards vendus moins d'un demi-dollar contre 7 kilos d'opium pour 300 dollars ? Les talibans ont également sévi au marché de Ghani Kheil, l'un des plus importants pour le commerce d'opium à la frontière pakistano-afghane. Les deux cents échoppes qui s'alignent le long d'une rue poussiéreuse sont désormais vides. Devant sa boutique, Mohammad Amzal avoue : « Maintenant, nous n'avons plus rien à faire : juste regarder le temps passer... » Dans sa boutique de bois de 2 mètres sur 3, les deux petites balances sont devenues inutiles et le coffre en fer est vide. « Ma dernière vente, le mois dernier, m'a rapporté 150 000 roupies pakistanaises [2 500 dollars] mais depuis, plus rien ». Ici, les gros marchands étaient, selon Haji Afghani, un autre vendeur, des Pakistanais, des Turcs, des Iraniens, des Tadjiks ou des Ouzbeks et, enfin, des Afghans installés dans les zones tribales pakistanaises. « Pour l'instant, ajoute-t-il, « tout le monde a disparu et Dieu seul sait ce que je vais faire ». Selon les commerçants de Ghani Kheil, la plupart des laboratoires de transformation de l'opium en héroïne, installés dans les montagnes, ont aussi été détruits. « Avant, il y en avait entre 50 et 60, mais maintenant on ne sait plus », affirme Mohammad Amzal. La décision du Mollah Omar a surpris tout le monde. Elle doit sans doute beaucoup au travail de persuasion du Pnucid dont l'action, depuis plusieurs années, a déjà donné des résultats. Mais même si les talibans s'en défendent, il est clair aussi que cette interdiction répond à leur désir d'obtenir, quatre ans après leur prise du pouvoir à Kaboul, la reconnaissance de la communauté internationale qui leur manque toujours. Si l'interdiction est appliquée, comme elle semble l'être pour l'instant, elle pourrait tarir progressivement la première source mondiale d'héroïne, l'Afghanistan produisant à lui seul plus d'opium que tous les autres pays producteurs réunis. Elle démontrera aussi le contrôle total des talibans sur les zones qu'ils gouvernent, et cet aspect va dans le sens d'une stricte application de l'interdiction, car c'est la crédibilité de Mollah Omar qui est en jeu. En privé, certains responsables talibans s'inquiètent d'ailleurs d'un décret qui punit financièrement leurs fidèles alors que les talibans n'ont pas les moyens, à eux seuls, d'offrir une solution de rechange aux fermiers. Ils s'inquiètent aussi des réactions d'une puissante mafia de la drogue qui aurait les moyens de créer des troubles. « Nous avons fait ce que nous pouvions : nous avons interdit la culture du pavot » affirme Shams-ul-Haq Sayed . « Maintenant si la communauté internationale veut réellement combattre la drogue, si elle est honnête, elle nous aidera. Qu'elle aime ou qu'elle n'aime pas les talibans, ce n'est pas le problème. Elle peut donner [son aide] à travers les Nations unies. Quelle est la faute des fermiers afghans ? » interroge-t-il. MANQUE DE FINANCEMENT Cette aide, tous les fermiers en parlent, rêvant de tracteurs, de canaux d'irrigation, d'usines pour créer des emplois etc. Malheureusement, c'est plutôt le contraire qui est en train de se passer, et le Pnucid doit réduire ses programmes par manque de financement. « Notre crédibilité vis- à- vis de la population est en question » affirme un responsable du Pnucid à Jalalabad. Déjà, le ministre afghan des affaires étrangères, Wakil Ahmad Mutawakil, a affirmé que le Pnucid pourrait être amené à se retirer d'Afghanistan s'il n'accroissait pas son aide. L'enjeu pour les talibans, pour les fermiers afghans, comme pour la communauté internationale, est de taille. Mais d'ores et déjà, et au moins pour cette année, le sérieux des premiers semble avéré.

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