Didier Ratsiraka l'ami caméléon
Publié le 10/12/2021
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28 janvier 2002 C'EST sa fierté : cinq lignes dans le Petit Larousse, à la lettre R. « Ratsiraka (Didier), homme politique malgache. Officier de marine, il est président du Conseil suprême de la Révolution puis président de la République démocratique de Madagascar (1975-1993, réélu en 1996). » Il y a ceux qui sont dans le dictionnaire, et ceux qui n'y sont pas. S'il devait en être exclu un jour, après avoir lâché (définitivement cette fois ?) le pouvoir, ce serait la ruine d'une vie pour cet homme paradoxal, tombé dans la culture française quand il était petit, non pas pour y diluer son identité malgache, mais au contraire pour mieux combattre l'influence de l'ancien colonisateur sur son pays. Le dictionnaire, c'est la référence absolue pour cet amoureux de la langue française, qui truffe discours et conversations courantes de mots savants, de citations littéraires, voire de formules latines tirées des pages roses. Un dictionnaire, c'est déjà ce que le jeune Didier avait choisi, en 1950 au collège jésuite de Tamatave, comme récompense à son premier prix d'excellence. Cet ouvrage le suivra partout : au lycée Saint-Michel de Tananarive, où il est admis faute de pouvoir entrer à Gallieni, réservé aux jeunes métropolitains ; puis au lycée de Montgeron (Essonne) où il passe le bac ; à Henri-IV où il enchaîne math élém, math sup et math spé avant d'entrer à l'Ecole navale de Brest. Le vieux dico - « mon compagnon de route », a-t-il coutume de dire - a survécu au temps, conservé comme une relique dans une malle. Il est à la fois le symbole de sa réussite, lui le fils d'un anonyme fonctionnaire de l'administration coloniale, et le rappel de son itinéraire atypique - francophile certes, mais rétif à toute idée de soumission culturelle. « Mes relations avec la France, avoue-t-il aujourd'hui au Monde, ont toujours été des relations de dépit amoureux. » En tout cas, c'est le résultat de sentiments contradictoires d'attirance et de ressentiment, dont la source remonte à son enfance. En 1947, il a 11 ans quand un groupe de tirailleurs sénégalais incendie la maison familiale, à Moramanga, dans le sud de l'île, dans le cadre de la répression sanglante menée par les colons contre les insurgés malgaches. Injustice, son père n'est-il pas un dévoué serviteur de l'administration ? Injustice encore, au collège : il vivra mal les vexations et discriminations infligées par ses condisciples métropolitains. Au lycée de Tananarive s'ajoute l'arrogance des fils de bourgeois mérinas, l'ethnie des hauts plateaux, à l'égard de ce « côtier » d'origine betsimisaraka. Très tôt conscient de sa différence, il a « l'intuition » que le savoir est le seul moyen de se retrouver à armes égales. De l'école primaire à l'école de guerre, il sera le prototype du bon élève, jamais puni, toujours soucieux de donner la meilleure image possible de lui, donc des Malgaches. En 1972, jeune capitaine de frégate affecté à l'ambassade de Madagascar à Paris, il tient sa première revanche quand il est appelé comme ministre des affaires étrangères du gouvernement Ramanantsoa. Estimant malsain le tête-à-tête avec l'ancienne puissance coloniale, il engage « une diplomatie tous azimuts », dénonce les accords de coopération de 1960 avec Paris, en négocie de nouveaux qui conduisent à la sortie de la zone franc et au départ des troupes françaises. Il restera l'artisan de la « seconde indépendance malgache ». Son attitude est-elle dictée, comme le suggèrent ses biographes, par des humiliations personnelles ? Sorti major de Navale, il aurait été déclassé à cause de sa nationalité, puis seul officier noir embarqué à bord de la Jeanne-d'Arc, il aurait été interdit d'escale à Durban dans les années brûlantes de l'apartheid. Longtemps, on a dit qu'il faisait lui-même courir ces rumeurs. « Cette histoire de classement, je ne l'ai apprise qu'après 1981, par un ministre de Mitterrand », se défend-il aujourd'hui. Quant à la Jeanne-d'Arc, en 1962, « elle n'avait pas fait escale en Afrique du Sud ». Porté à la tête de l'Etat par une junte militaire en 1975, ce « marin de métier, politicien de fortune », tel qu'il se définit, naviguera à vue pendant près d'un quart de siècle, faisant dériver la Grande Ile de plus en plus au large du modèle français. Il ancre d'abord le pays dans un socialisme révolutionnaire à la sauce malgache - « le socialisme croyant » -, qu'il définit dans un « Petit Livre rouge ». Non-alignement à l'extérieur, dirigisme économique à l'intérieur, repli culturel avec abandon du français, la période de « malgachisation » débouche sur un fiasco politique et économique. Son « très cher frère » est Kim Il-sung, le sinistre dictateur nord-coréen, de qui il apprend les ficelles du pouvoir absolu. « Didier n'a jamais eu de véritable conviction socialiste, certifie l'un de ses anciens condisciples du lycée Saint-Michel. Ses choix sont purement intellectuels, et dictés par son intérêt personnel. » Confirmation récente de l'intéressé à l'un de ses proches : « Le socialisme, c'était trend [tendance]. » Alors, quand la faillite du système accule les Malgaches à la famine dans les années 1980, il ne s'entête pas comme le Timonier de Pyongyang : il passe sous les fourches caudines du Fonds monétaire international, dont il devient le bon élève. « Avec ou sans le FMI, j'aurais procédé à la libéralisation », jure-t-il en 1990 à Jeune Afrique, alors que son pouvoir s'effiloche une première fois. Contesté par la rue en 1991-1992, il est battu aux élections de 1993 par Albert Zafy, qu'il félicite publiquement avant de s'effacer - une première en Afrique. C'est une nouvelle mue : le démocrate affleure sous l'autocrate à gros cigare (des Cohiba que lui fait parvenir directement Fidel Castro). Il reviendra au pouvoir par les urnes en 1997, après le pitoyable échec de son successeur : cette fois, son credo est « l'humanisme écologique », nouvel avatar d'une stratégie uniquement tournée vers la conquête et le maintien d'un pouvoir personnel et familial sur un peuple qui, confie- t-il parfois, l'a « déçu par la lenteur de son évolution ». Au terme d'un itinéraire politique aussi sinueux, l'énigme reste entière concernant ses rapports avec la France. « Langue française, langue d'esclaves », lisait-on sur les murs de Tananarive en 1972, lorsqu'il retrouve « un pays devenu fou » : « La xénophobie était un torrent impétueux que je ne pouvais arrêter, j'ai essayé de le détourner en me montrant plus antifrançais que les antifrançais. » Une surenchère purement tactique, selon lui, pour couper l'herbe sous le pied de ses opposants d'extrême gauche. Son nationalisme n'aurait donc été que de circonstances, de la même manière qu'il fut tour à tour socialiste, libéral, écolo, au gré des modes ? « Cette étiquette de dictateur coco antifrançais, je la garderai jusqu'à la mort, dit-il. Pourtant, depuis 1972, les Français ont été avertis de chacune de mes décisions. » Son réseau ? D'anciens camarades officiers et « les patrons successifs de la Piscine (ex- Sdece) ». Mais pas seulement. Sur sa table de travail, il montre un téléphone blanc : « J'avais une ligne cryptée avec l'Elysée, pas avec Moscou ni Pékin. » Jacques Chirac est un ami de presque trente ans, qu'il tutoie. En 1975, alors que Valéry Giscard d'Estaing avait refusé de recevoir l'impétueux chef d'Etat malgache, le premier ministre lui avait fait les honneurs de Matignon. Vingt ans plus tard, lors de son « exil » volontaire en France pour soigner ses yeux et les troubles cardio-vasculaires de son épouse, le président déchu de Madagascar bénéficiera d'un appartement de la Ville de Paris, dont M. Chirac était maire. « Un ILM dans le quartier libanais et chinois de Montparnasse, que nous avons toujours d'ailleurs et dont nous payons le loyer, précise Didier Ratsiraka. En 1995-1996, nous y avons vécu à neuf dans quatre pièces. » Selon de nombreux Malgaches, les liens entre les deux hommes passeraient aussi par le « lobby réunionnais », des investisseurs de l'île voisine qui ont beaucoup d'intérêts à Madagascar. Mais « Ratsiraka le rouge » n'a pas tardé à séduire aussi VGE, qui s'est rendu dans la Grande Ile dès 1976. Les deux hommes prennent l'habitude d'un déjeuner annuel, et deviennent « très bons amis ». François Mitterrand n'en concevra pas d'aigreur particulière : « Je suis le seul chef d'Etat africain à avoir fait la sieste à Latché, où j'ai été invité à deux reprises », rappelle le Malgache, fier d'avoir servi d'intermédiaire auprès de Kadhafi pour désamorcer la crise franco-tchadienne. « C'est pour cela que je suis grand- croix de la Légion d'honneur. » QUAND le président français visite Madagascar en 1990, Didier Ratsiraka a oublié les menées anticolonialistes de ses débuts en politique. « La décolonisation de l'Afrique noire française a été une réussite préparée par François Mitterrand, mise en oeuvre par Gaston Defferre, parachevée par le général de Gaulle et, j'ajouterai, consolidée par le président Mitterrand », s'exclame-t-il dans une allocution au long cours, parsemée de références au « grand Jaurès ». Devenu d'un coup plus profrançais que les profrançais, l'amiral s'embarque dans une déclaration d'amour : « Il convient de ne pas mettre Madagascar sous le vent de l'histoire. Et nous entendons pour ce faire naviguer de conserve avec la France, un navire moderne, sûr, fiable, hydrodynamique, performant et digne de confiance ! » Jusqu'au bout, pourtant, c'est une méfiance réciproque qui présidera aux relations entre les deux pays. Depuis le débarquement des mercenaires de Bob Denard aux Comores en mai 1978, Didier Ratsiraka est installé dans la hantise du complot fomenté à l'extérieur, prioritairement par les services français, pour le déstabiliser. Cette vision paranoïaque de la diplomatie française est exacerbée par un exercice de plus en plus solitaire du pouvoir. Aujourd'hui encore, le rôle qu'il préfère endosser devant ses interlocuteurs est celui de la victime. Pour sa part, le Quai d'Orsay s'est toujours montré circonspect à l'égard de cet ami caméléon dont les intentions sont souvent insondables. De plus, la rumeur publique l'accusant des pires turpitudes n'a cessé d'enfler tout au long de son règne, jalonné de morts accidentelles suspectes et d'attentats non élucidés. L'affairisme reproché à son frère Etienne au début de son mandat semble avoir déteint sur ses enfants en fin de parcours, alimentant le ras-le-bol d'un peuple parmi les plus pauvres du monde. En pleine campagne électorale, sa fille aînée, « Princesse Sophie », a défrayé la chronique tananarivienne en fêtant sans discrétion son centième milliard de francs malgaches (environ 15 millions d'euros) dans une boîte de nuit de la capitale. Lors du soulèvement populaire de 1991, Paris avait eu une attitude de soutien embarrassé. Didier Ratsiraka n'avait-il pas fait tirer sur la foule au lendemain d'un appel téléphonique de François Mitterrand le félicitant pour son « sang-froid » ? Par la suite, les Français avaient favorisé une sortie avec les honneurs. Dix ans après, nouvel embarras pour le Quai d'Orsay, qui a bien du mal à choisir entre le président sortant et son opposant Marc Ravalomanana, proclamé élu le 29 mars mais dont M. Ratsiraka « refuse fermement la légitimité ». Lundi 6 mai, la France s'est fait représenter à la cérémonie d'investiture de M. Ravalomanana... par le numéro deux de son ambassade. La France, encore et toujours : c'est vers elle que Didier Ratsiraka s'apprêtera peut-être à nouveau à faire retraite, s'il se décide à abandonner le pouvoir. Au moment de quitter son île, « le Vieux » songera-t-il à ce jour de janvier 1955 où un gamin d'à peine 20 ans embarquait sur le Pierre-Loti à destination de Marseille ? En poche, les quelques francs prêtés à son père par un boucher de Tamatave ; et dans le coeur, la volonté d'en découdre avec sa trouble identité franco-malgache. Des Français, il s'est finalement accommodé, mais les Malgaches et lui se sont-ils jamais compris ? JEAN-JACQUES BOZONNET Le Monde du 10 mai 2002
28 janvier 2002 C'EST sa fierté : cinq lignes dans le Petit Larousse, à la lettre R. « Ratsiraka (Didier), homme politique malgache. Officier de marine, il est président du Conseil suprême de la Révolution puis président de la République démocratique de Madagascar (1975-1993, réélu en 1996). » Il y a ceux qui sont dans le dictionnaire, et ceux qui n'y sont pas. S'il devait en être exclu un jour, après avoir lâché (définitivement cette fois ?) le pouvoir, ce serait la ruine d'une vie pour cet homme paradoxal, tombé dans la culture française quand il était petit, non pas pour y diluer son identité malgache, mais au contraire pour mieux combattre l'influence de l'ancien colonisateur sur son pays. Le dictionnaire, c'est la référence absolue pour cet amoureux de la langue française, qui truffe discours et conversations courantes de mots savants, de citations littéraires, voire de formules latines tirées des pages roses. Un dictionnaire, c'est déjà ce que le jeune Didier avait choisi, en 1950 au collège jésuite de Tamatave, comme récompense à son premier prix d'excellence. Cet ouvrage le suivra partout : au lycée Saint-Michel de Tananarive, où il est admis faute de pouvoir entrer à Gallieni, réservé aux jeunes métropolitains ; puis au lycée de Montgeron (Essonne) où il passe le bac ; à Henri-IV où il enchaîne math élém, math sup et math spé avant d'entrer à l'Ecole navale de Brest. Le vieux dico - « mon compagnon de route », a-t-il coutume de dire - a survécu au temps, conservé comme une relique dans une malle. Il est à la fois le symbole de sa réussite, lui le fils d'un anonyme fonctionnaire de l'administration coloniale, et le rappel de son itinéraire atypique - francophile certes, mais rétif à toute idée de soumission culturelle. « Mes relations avec la France, avoue-t-il aujourd'hui au Monde, ont toujours été des relations de dépit amoureux. » En tout cas, c'est le résultat de sentiments contradictoires d'attirance et de ressentiment, dont la source remonte à son enfance. En 1947, il a 11 ans quand un groupe de tirailleurs sénégalais incendie la maison familiale, à Moramanga, dans le sud de l'île, dans le cadre de la répression sanglante menée par les colons contre les insurgés malgaches. Injustice, son père n'est-il pas un dévoué serviteur de l'administration ? Injustice encore, au collège : il vivra mal les vexations et discriminations infligées par ses condisciples métropolitains. Au lycée de Tananarive s'ajoute l'arrogance des fils de bourgeois mérinas, l'ethnie des hauts plateaux, à l'égard de ce « côtier » d'origine betsimisaraka. Très tôt conscient de sa différence, il a « l'intuition » que le savoir est le seul moyen de se retrouver à armes égales. De l'école primaire à l'école de guerre, il sera le prototype du bon élève, jamais puni, toujours soucieux de donner la meilleure image possible de lui, donc des Malgaches. En 1972, jeune capitaine de frégate affecté à l'ambassade de Madagascar à Paris, il tient sa première revanche quand il est appelé comme ministre des affaires étrangères du gouvernement Ramanantsoa. Estimant malsain le tête-à-tête avec l'ancienne puissance coloniale, il engage « une diplomatie tous azimuts », dénonce les accords de coopération de 1960 avec Paris, en négocie de nouveaux qui conduisent à la sortie de la zone franc et au départ des troupes françaises. Il restera l'artisan de la « seconde indépendance malgache ». Son attitude est-elle dictée, comme le suggèrent ses biographes, par des humiliations personnelles ? Sorti major de Navale, il aurait été déclassé à cause de sa nationalité, puis seul officier noir embarqué à bord de la Jeanne-d'Arc, il aurait été interdit d'escale à Durban dans les années brûlantes de l'apartheid. Longtemps, on a dit qu'il faisait lui-même courir ces rumeurs. « Cette histoire de classement, je ne l'ai apprise qu'après 1981, par un ministre de Mitterrand », se défend-il aujourd'hui. Quant à la Jeanne-d'Arc, en 1962, « elle n'avait pas fait escale en Afrique du Sud ». Porté à la tête de l'Etat par une junte militaire en 1975, ce « marin de métier, politicien de fortune », tel qu'il se définit, naviguera à vue pendant près d'un quart de siècle, faisant dériver la Grande Ile de plus en plus au large du modèle français. Il ancre d'abord le pays dans un socialisme révolutionnaire à la sauce malgache - « le socialisme croyant » -, qu'il définit dans un « Petit Livre rouge ». Non-alignement à l'extérieur, dirigisme économique à l'intérieur, repli culturel avec abandon du français, la période de « malgachisation » débouche sur un fiasco politique et économique. Son « très cher frère » est Kim Il-sung, le sinistre dictateur nord-coréen, de qui il apprend les ficelles du pouvoir absolu. « Didier n'a jamais eu de véritable conviction socialiste, certifie l'un de ses anciens condisciples du lycée Saint-Michel. Ses choix sont purement intellectuels, et dictés par son intérêt personnel. » Confirmation récente de l'intéressé à l'un de ses proches : « Le socialisme, c'était trend [tendance]. » Alors, quand la faillite du système accule les Malgaches à la famine dans les années 1980, il ne s'entête pas comme le Timonier de Pyongyang : il passe sous les fourches caudines du Fonds monétaire international, dont il devient le bon élève. « Avec ou sans le FMI, j'aurais procédé à la libéralisation », jure-t-il en 1990 à Jeune Afrique, alors que son pouvoir s'effiloche une première fois. Contesté par la rue en 1991-1992, il est battu aux élections de 1993 par Albert Zafy, qu'il félicite publiquement avant de s'effacer - une première en Afrique. C'est une nouvelle mue : le démocrate affleure sous l'autocrate à gros cigare (des Cohiba que lui fait parvenir directement Fidel Castro). Il reviendra au pouvoir par les urnes en 1997, après le pitoyable échec de son successeur : cette fois, son credo est « l'humanisme écologique », nouvel avatar d'une stratégie uniquement tournée vers la conquête et le maintien d'un pouvoir personnel et familial sur un peuple qui, confie- t-il parfois, l'a « déçu par la lenteur de son évolution ». Au terme d'un itinéraire politique aussi sinueux, l'énigme reste entière concernant ses rapports avec la France. « Langue française, langue d'esclaves », lisait-on sur les murs de Tananarive en 1972, lorsqu'il retrouve « un pays devenu fou » : « La xénophobie était un torrent impétueux que je ne pouvais arrêter, j'ai essayé de le détourner en me montrant plus antifrançais que les antifrançais. » Une surenchère purement tactique, selon lui, pour couper l'herbe sous le pied de ses opposants d'extrême gauche. Son nationalisme n'aurait donc été que de circonstances, de la même manière qu'il fut tour à tour socialiste, libéral, écolo, au gré des modes ? « Cette étiquette de dictateur coco antifrançais, je la garderai jusqu'à la mort, dit-il. Pourtant, depuis 1972, les Français ont été avertis de chacune de mes décisions. » Son réseau ? D'anciens camarades officiers et « les patrons successifs de la Piscine (ex- Sdece) ». Mais pas seulement. Sur sa table de travail, il montre un téléphone blanc : « J'avais une ligne cryptée avec l'Elysée, pas avec Moscou ni Pékin. » Jacques Chirac est un ami de presque trente ans, qu'il tutoie. En 1975, alors que Valéry Giscard d'Estaing avait refusé de recevoir l'impétueux chef d'Etat malgache, le premier ministre lui avait fait les honneurs de Matignon. Vingt ans plus tard, lors de son « exil » volontaire en France pour soigner ses yeux et les troubles cardio-vasculaires de son épouse, le président déchu de Madagascar bénéficiera d'un appartement de la Ville de Paris, dont M. Chirac était maire. « Un ILM dans le quartier libanais et chinois de Montparnasse, que nous avons toujours d'ailleurs et dont nous payons le loyer, précise Didier Ratsiraka. En 1995-1996, nous y avons vécu à neuf dans quatre pièces. » Selon de nombreux Malgaches, les liens entre les deux hommes passeraient aussi par le « lobby réunionnais », des investisseurs de l'île voisine qui ont beaucoup d'intérêts à Madagascar. Mais « Ratsiraka le rouge » n'a pas tardé à séduire aussi VGE, qui s'est rendu dans la Grande Ile dès 1976. Les deux hommes prennent l'habitude d'un déjeuner annuel, et deviennent « très bons amis ». François Mitterrand n'en concevra pas d'aigreur particulière : « Je suis le seul chef d'Etat africain à avoir fait la sieste à Latché, où j'ai été invité à deux reprises », rappelle le Malgache, fier d'avoir servi d'intermédiaire auprès de Kadhafi pour désamorcer la crise franco-tchadienne. « C'est pour cela que je suis grand- croix de la Légion d'honneur. » QUAND le président français visite Madagascar en 1990, Didier Ratsiraka a oublié les menées anticolonialistes de ses débuts en politique. « La décolonisation de l'Afrique noire française a été une réussite préparée par François Mitterrand, mise en oeuvre par Gaston Defferre, parachevée par le général de Gaulle et, j'ajouterai, consolidée par le président Mitterrand », s'exclame-t-il dans une allocution au long cours, parsemée de références au « grand Jaurès ». Devenu d'un coup plus profrançais que les profrançais, l'amiral s'embarque dans une déclaration d'amour : « Il convient de ne pas mettre Madagascar sous le vent de l'histoire. Et nous entendons pour ce faire naviguer de conserve avec la France, un navire moderne, sûr, fiable, hydrodynamique, performant et digne de confiance ! » Jusqu'au bout, pourtant, c'est une méfiance réciproque qui présidera aux relations entre les deux pays. Depuis le débarquement des mercenaires de Bob Denard aux Comores en mai 1978, Didier Ratsiraka est installé dans la hantise du complot fomenté à l'extérieur, prioritairement par les services français, pour le déstabiliser. Cette vision paranoïaque de la diplomatie française est exacerbée par un exercice de plus en plus solitaire du pouvoir. Aujourd'hui encore, le rôle qu'il préfère endosser devant ses interlocuteurs est celui de la victime. Pour sa part, le Quai d'Orsay s'est toujours montré circonspect à l'égard de cet ami caméléon dont les intentions sont souvent insondables. De plus, la rumeur publique l'accusant des pires turpitudes n'a cessé d'enfler tout au long de son règne, jalonné de morts accidentelles suspectes et d'attentats non élucidés. L'affairisme reproché à son frère Etienne au début de son mandat semble avoir déteint sur ses enfants en fin de parcours, alimentant le ras-le-bol d'un peuple parmi les plus pauvres du monde. En pleine campagne électorale, sa fille aînée, « Princesse Sophie », a défrayé la chronique tananarivienne en fêtant sans discrétion son centième milliard de francs malgaches (environ 15 millions d'euros) dans une boîte de nuit de la capitale. Lors du soulèvement populaire de 1991, Paris avait eu une attitude de soutien embarrassé. Didier Ratsiraka n'avait-il pas fait tirer sur la foule au lendemain d'un appel téléphonique de François Mitterrand le félicitant pour son « sang-froid » ? Par la suite, les Français avaient favorisé une sortie avec les honneurs. Dix ans après, nouvel embarras pour le Quai d'Orsay, qui a bien du mal à choisir entre le président sortant et son opposant Marc Ravalomanana, proclamé élu le 29 mars mais dont M. Ratsiraka « refuse fermement la légitimité ». Lundi 6 mai, la France s'est fait représenter à la cérémonie d'investiture de M. Ravalomanana... par le numéro deux de son ambassade. La France, encore et toujours : c'est vers elle que Didier Ratsiraka s'apprêtera peut-être à nouveau à faire retraite, s'il se décide à abandonner le pouvoir. Au moment de quitter son île, « le Vieux » songera-t-il à ce jour de janvier 1955 où un gamin d'à peine 20 ans embarquait sur le Pierre-Loti à destination de Marseille ? En poche, les quelques francs prêtés à son père par un boucher de Tamatave ; et dans le coeur, la volonté d'en découdre avec sa trouble identité franco-malgache. Des Français, il s'est finalement accommodé, mais les Malgaches et lui se sont-ils jamais compris ? JEAN-JACQUES BOZONNET Le Monde du 10 mai 2002
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