Dans son Discours de Suède, Albert Camus affirme que la noblesse de son métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression". Vous expliquerez et justifierez d'abord ce point de vue en vous appuyant sur son oeuvre La Peste. Dans une deuxième partie vous envisagerez les objections que l'on peut faire à A. Camus en vous appuyant aussi sur la peste et d'autres oeuvres.
Publié le 09/12/2021
Extrait du document
L'idée même que le but de la création littéraire est de susciter une émotion a été contestée par les écrivains parnassiens au XIXe siècle. Pour eux, la valeur esthétique de l'oeuvre d'art ne doit pas être jugée selon sa puissance émotive mais selon les critères de la seule beauté. Cette conception de l'art pour l'art s'accompagne, chez ses partisans, d'un refus total de s'engager au service d'une cause sociale ou politique. Serviteurs d'une abstraction, d'un idéal, ils dédaignent les sentiments communs et fuient la multitude. Leur art se caractérise par la recherche de l'exceptionnel, de la rareté du pur diamant poétique et leur moindre souci serait de se mettre au niveau de tous. Leurs héros, tels les « Conquérants » d'Heredia {les Trophées), sont des aventuriers altiers et solitaires. Un fossé semble alors se creuser entre l'artiste retiré, selon l'expression de Nerval, dans la « tour d'ivoire des poètes » et son public. On en viendrait ainsi à l'idée que le monde littéraire est un univers d'exception qui s'accommode mal de la foule à laquelle il ne peut servir de miroir puisque les émotions qu'il crée sont d'une autre nature que les émotions communes : émotions esthétiques, émotions transcendées par l'art. Mais cet art peut difficilement faire abstraction du monde. L'isolement lui-même, le refus de se mêler à la foule sont des signes de ce qu'est ce monde.
«
Exercer son art ne doit pas conduire l'écrivain à oublier les autres.
C'est ce qu'Albert Camussoulignait en 1957, lors de la remise de son prix Nobel : « L'art n'est pas à mes yeux uneréjouissance solitaire.
II est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leuroffrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.
» Pour l'auteur deL'Étranger et de la Peste, l'artiste doit donc s'efforcer de rencontrer la communautéhumaine.
Loin de s'isoler, il doit chercher pour communiquer avec ses semblables le langagele plus universel, celui de l'émotion, et quelle image plus émouvante pourrait-il donner auxhommes que celle de leurs propres sentiments, de leurs propres épreuves joyeuses ousouffrantes? Toutefois la conception de l'artiste formulée par Camus ne saurait rendrecompte de toutes les voies de la création littéraire.
Certains écrivains n'ont-ils pas fait deleur œuvre un éloge de la solitude, un refus de l'engagement, une critique des sentiments «communs » ? Partant de la formule de Camus, on peut dès lors proposer une définition unpeu différente de l'art d'écrire.
Écrire : s'isoler pour retrouver les autres, susciter uneémotion et une réflexion moins communes que nouvelles par le moyen d'une créationauthentique. À première vue, il apparaît clairement que l'écriture littéraire est, pour celui qui la pratique, une forme decommunication avec autrui.
Publier un livre, c'est en effet, au sens strict, le rendre public, l'offrir au lecteur.
Écrirepeut donc être considéré comme une façon de s'ouvrir au monde en s'adressant, comme le dit Camus, au « plusgrand nombre d'hommes ».
Cette volonté de communiquer s'affiche d'ailleurs bien souvent dans des préfaces,avant-propos et dédicaces qui instaurent, alors même que l'œuvre est ouverte par le lecteur, une sorte de dialogueimaginaire entre l'auteur et lui.
Ainsi Baudelaire s'adresse, à l'orée du recueil des Fleurs du mal, au lecteur qu'ilnomme : « mon semblable, mon frère ».
Et c'est à la France tout entière que Michelet dédie son histoire de Jeanned'Arc : « Souvenons-nous toujours, Français, que la Patrie chez nous est née du cœur d'une femme...
»L'apostrophe au lecteur laisse alors place à un « nous » collectif dans lequel l'écrivain réunit l'ensemble des humainsrassemblés autour de lui par leur communauté de sentiments ou par l'expérience historique d'une même génération.Dans le corps même de l'œuvre, le souci d'une communication avec le public peut se faire jour : l'écrivain s'emploie àjustifier tel ou tel aspect de sa pensée ou bien encore il profite de son livre pour adresser un appel à sescontemporains.
C'est ainsi qu'Aragon, dans La Diane française, recueil de poèmes écrits pendant les années noiresde la Seconde Guerre mondiale, invite les hommes et les femmes de son pays à résister à l'ennemi :
« Entendez Francs-Tireurs de FranceL'appel de nos fils enfermésFormez vos bataillons formezLe carré de la délivrance ».
La volonté de l'écrivain de transformer et de transcender son œuvre en une œuvre collective, résonnant de tous lesbattements de cœur d'un pays, répond, à l'évidence, au besoin d'échapper à la solitude et au repli sur soi que laguerre peut engendrer.Cette dimension collective de l'œuvre littéraire n'est peut-être jamais aussi sensible qu'au théâtre.
Écrire pour lascène, c'est oser une confrontation directe, immédiate entre sa création et le public.
Pour que cette confrontationdevienne une communion, le poète dramatique doit « être les autres », selon la formule de Victor Hugo : il doitdonner l'occasion aux spectateurs de se reconnaître dans l'œuvre représentée, il doit toucher leur sensibilité.
Lalittérature n'est donc pas seulement une façon de communiquer avec un public : elle peut être, et doit être, selonCamus, un moyen de l'émouvoir.En effet, vivre comme le voulait l'écrivain « au niveau de tous » suppose que l'artiste établisse une relation avec lesautres dans un langage universel : celui de l'émotion.
Or comment communiquer aux hommes une émotion partagéesi ce n'est en représentant ce qu'ils sentent et ce qu'ils vivent : les « souffrances et les joies communes » ?L'écrivain devrait dès lors faire de son œuvre une sorte de miroir de la condition humaine dont il réfléchirait lesinstants heureux et malheureux.
En outre, le véritable artiste devrait s'efforcer de ne retenir de sa propreexpérience que ce qui s'accorde avec la destinée du plus grand nombre : « II ne nourrira son art, et sa différence,qu'en avouant sa ressemblance avec tous » (Camus, Discours de réception).Ce projet d'une littérature universelle par la vérité et la communauté des sentiments qu'elle dépeint trouve sonexpression chez de nombreux écrivains.
L'œuvre dramatique de Shakespeare atteint cette dimension collective enoffrant le spectacle de l'histoire et des passions humaines.
Elle tire son authenticité de la confrontation et de laréunion des sentiments les plus contradictoires, offrant tour à tour une vision comique ou tragique de l'existencehumaine.
Ainsi l'image pathétique du vieux roi Lear abandonné par ses filles aînées est-elle inséparable de celle deson fou, ironique et bouffon.
On retrouve chez Zola cette volonté de ne pas séparer les deux faces de la destinéede l'homme : refusant à la fois l'optimisme béat et le pessimisme outrancier, il souhaite, dans le cycle romanesquedes Rougon-Macquart, « montrer la joie de l'action et le plaisir de l'existence » mais aussi les tragédies sociales dusiècle.
Germinal, récit et témoignage sur la condition des mineurs du Nord de la France, lui offre précisémentl'occasion de révéler les espoirs et les souffrances d'un peuple au travail.Affirmer sa ressemblance avec tous, c'est finalement pour l'écrivain signifier son engagement dans le monde.
A cepropos, la position de Camus doit être précisée : l'artiste est responsable de ce qui se passe à son époque.
Lagrandeur de sa mission et de son devoir est d'assumer cette responsabilité qui ne s'accommode ni de l'individualisme,ni de l'indifférence.
Chercher à entrer en sympathie avec ceux qui souffrent, avec ceux qui aiment, avec ceux qui serévoltent ou désespèrent, conduit à révéler la vérité de l'expérience humaine.C'est précisément dans cette recherche que réside le sens du métier d'écrivain.
Celui-ci doit en définitive éclairer les.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Dans son Discours de Suède, Albert Camus, déclare: « L'art, dans un certain sens, est une révolte contre le monde dans ce qu'il a de fuyant et d'inachevé... Il ne s'agit pas de savoir si l'art doit fuir le réel ou s'y soumettre, mais seulement de quelle dose exacte de réel l'œuvre doit se lester pour ne pas disparaître dans les nuées, ou se traîner, au contraire, avec des semelles de plomb. » Commentez et éventuellement discutez ce point de vue concernant les rapports de l'art avec le
- Dans Pourquoi je fais du théâtre, A. Camus donne de l'art cette définition : « Non pas le réel tout seul, ni l'imagination toute seule, mais l'imagination à partir du réel ». Que pensez-vous de ce point de vue concernant les relations entre l'oeuvre d'art et le réel ? Vous répondrez en vous appuyant sur des exemples précis.
- Les autobiographies connaissent de nombreux succès en librairie. Aimez-vous lire des oeuvres autobiographiques ou bien leur préférez-vous des oeuvres de fiction ? Vous justifierez votre point de vue en vous appuyant sur le texte du corpus et sur vos lectures personnelles ?
- « Là était la certitude, dans le travail de tous les jours... l'essentiel était de bien faire son métier. » Vous expliquerez et vous commenterez cette affirmation que Camus prête, dans « La Peste », à l'un de ses personnages.
- Dans son roman, les Faux-Monnayeurs, Gide prête à son personnage de romancier, Edouard la réflexion suivante : « Il se dit que les romanciers par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l'imagination qu'ils ne la servent et qu'ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît ». Partagez-vous ce jugement ? Vous expliquerez et discuterez le point de vue énoncé par André Gide en vous appuyant sur vos lectures personnelles et l