Dans Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, peut-on dire, selon vous, que Manon et des Grieux sont vraiment des personnages en marge de la société ?
Publié le 13/06/2023
Extrait du document
«
Parcours III : Personnages en marge, plaisirs du romanesque
Objet d'étude : « Le roman et le récit, du Moyen Âge au XXIe siècle ».
5 Manon Lescaut (1731) -Tome VII et dernier des Mémoires d'un homme de qualité de L'ABBÉ PRÉVOST
Vers la dissertation (Les références apportées ici sont exclusivement tirées du roman de l'abbé Prévost.
On pourra
élargir la réflexion au parcours.)
Sujet10
: Dans Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, peut-on dire, selon vous, que Manon et des Grieux sont vraiment
des personnages en marge de la société ?
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Lorsque L'Abbé Prévost publie en 1731, l'histoire du chevalier des Grieux
et de Manon Lescaut, il s'agit du dernier tome des Mémoires d'un homme de qualité,
une forme d'autobiographie fictive du marquis de Renoncour, qui pourrait être un
double de Prévost lui-même.
Mais dès cette première publication, l'auteur entrevoit le
statut particulier de ce qui devient rapidement et simplement Manon Lescaut.
L'ouvrage est publié en volume autonome en 1753, et, dès sa première publication, il
a attiré l'attention des lecteurs aussi bien que de la censure.
Le personnage de Manon
fascine, indigne ou interroge : cette jeune femme est perçue par certains comme
libertine, manipulatrice, débauchée, seule responsable des malheurs de son amant,
par d'autres en revanche comme innocente, fragile, perdue par la passion des plaisirs,
par d'autres encore, enfin, comme un personnage plus complexe voire mystérieux,
qui ne peut être défini à travers un portrait moral univoque et tranché.
L'histoire des
deux amants est en effet construite de rebondissements multiples les menant des
loges de la Comédie à la prison, des tables de jeu aux auberges sordides, des dîners
dans la haute société à la déportation en Amérique.
Ils semblent sans cesse enfreindre
les codes sociaux et moraux, mais le faire peut-être en toute innocence.
Nous nous
demanderons alors si ces personnages sont vraiment en marge de la société, s'ils
peuvent être considérés comme de simples marginaux, des hors-la-loi sans
morale.
Nous constaterons d'abord que leur audace et leur liberté d'action créent en
effet les rebondissements du roman.
Mais nous montrerons aussi que ces
personnages sont à l'image de la société dans laquelle ils vivent et qu'on ne peut donc
pas considérer qu'ils sont absolument en dehors des codes et des normes.
***
En premier lieu il semble bien que Manon et des Grieux sont des
personnages en marge de la société.
Leurs aventures donnent lieu à un récit qui se
veut « un exemple terrible de la force des passions », d'après l'annonce du marquis
de Renoncour dans l'« Avis de l'auteur ».
Et tout ce qui leur arrive semble peu
conventionnel et très romanesque, au sens de « peu banal et qui excite l'imagination
» selon la définition du Trésor de la langue française.
En effet les deux amants côtoient des milieux de l'ombre liés à la
prostitution, à la tricherie au jeu, aux règlements de compte et à la corruption.
Ainsi
le frère de Manon, M.
Lescaut est un « homme brutal et sans principes d'honneur »,
il envisage de gagner de l'argent en vendant les charmes de sa sœur à un homme
riche, il encourage des Grieux à faire de même avec une femme âgée et fortunée.
C'est lui qui le fait entrer à la Ligue de l'industrie, un groupe de tricheurs qui l'initient
à leurs pratiques pour qu'il puisse aller duper des joueurs crédules à l'hôtel de
Transylvanie.
De même, Manon adresse à son amant une jeune prostituée, lorsqu'elle
se trouve avec le fils de M.de G...
M...
en pensant qu'elle pourrait divertir des Grieux
en son absence.
Enfin des Grieux emploie des hommes de main pour tenter de faire
délivrer Manon qui doit être envoyée en Amérique.
Il connaît un garde du corps qui
peut lui procurer des hommes, des armes et des chevaux si on y met le prix.
Cette
société de l'ombre devient donc familière à des Grieux au fil de ses rencontres et de
ses aventures.
Et il est à noter que rien dans son discours ne vient apporter une parole
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dépréciative sur ces personnages.
Les termes employés restent de l'ordre d'une
désignation objective comme « garde du corps » ou « soldat ».
Les deux amants
participent donc aux actions de ces personnages peu recommandables dont ils louent
les services ou bien qu'ils côtoient au plus près dans les cercles de jeu ou les ruelles
sombres.
Par ailleurs, Manon et des Grieux sont bien des personnages en marge de la
société par leurs actes et leurs décisions.
Dès leur première rencontre, ils décident
ainsi de s'enfuir pour échapper à la vie religieuse à laquelle ils semblent tous les deux
promis.
Ils mettent en place une « ruse » pour duper, l'une le « vieil Argus » qui
l'accompagne, l'autre son ami Tiberge et ils fuient au lever du jour avec une chaise à
porteurs pour gagner Paris.
Leur audace leur fait briser les conventions sociales et
des Grieux précise que dès leur arrivée à Saint Denis « nous fraudâmes les droits de
l'Église et nous nous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion ».
Là non plus, le
narrateur semble rapporter simplement les faits, sans que la transgression soit
réellement commentée.
Lorsque Manon retrouve des Grieux au séminaire de Saint
Sulpice après deux ans de séparation, ils fuient de même.
Et par un renversement des
valeurs morales, c'est parce que Manon fait montre d'un repentir qui semble sincère
que des Grieux abandonne tous ses engagements.
Enfin le jeune chevalier n'hésite
pas à mentir à son ami Tiberge pour obtenir de lui de l'argent, il triche au jeu, il tue
un homme mais tout en justifiant ses actes par une cause plus noble qui est la liberté
et l'amour de Manon.
Les valeurs morales semblent donc inversées chez les
personnages et le double niveau de narration renforce cette impression : des Grieux,
personnage du récit, agit en ne pensant qu'à ses bénéfices immédiats et personnels ;
des Grieux, narrateur a posteriori, raconte en justifiant ses actions par sa passion.
S'il
est fait état de son manque de sagesse ou de raison, c'est surtout finalement pour
susciter la compassion et revendiquer en quelque sorte son statut marginal par la
puissance de son amour.
Enfin la société elle-même désigne Manon et des Grieux comme des
marginaux puisqu'ils sont condamnés à plusieurs reprises.
Les deux amants sont tout
d'abord conduits à l'Hôpital et à Saint Lazare pour avoir tenté de duper le vieux M.
de G...
M...
Leur piège s'est donc retourné contre eux et ils vont alors être traités «
moins comme des criminels que comme de fieffés libertins ».
Les deux prisons où ils
sont conduits sont d'ailleurs celles qui accueillent en priorité les femmes et les
hommes accusés de débauche, les prostituées à la prison de l'Hôpital, et les jeunes
gens dénoncés par leur famille à Saint Lazare.
Ils sont ensuite arrêtés une seconde
fois, cette fois après leur tentative de duperie du fils de M.
de G...
M...
Par cette
réitération du même motif narratif, le récit souligne l'absence d'évolution des
personnages.
Ils n'ont pas appris de leurs erreurs et confortent leur portrait de
personnages en marge.
Leurs actes sont donc bien reconnus comme délictueux et, par
une aggravation tragique, Manon est condamnée à la déportation en Amérique.
L'abbé Prévost apporte ici un trait de réel dans son récit en faisant explicitement
référence à une pratique du pouvoir royal pour peupler les nouvelles colonies du
Mississippi : « on commençait, dans le même temps, à embarquer quantité de gens
sans aveu pour le Mississippi ».
Ces « gens sans aveu » sont des personnes
réprouvées par la loi, du fait de leur conduite immorale.
Manon est donc incluse dans
un groupe d'une « douzaine de filles de joie » qui doivent aller épouser des colons au
nouvel Orléans.
Des Grieux lui-même a bien conscience d'être un hors-la-loi, par
exemple quand il repart d'une de ses entrevues avec Tiberge et qu'il prend peur à
marcher seul dans la rue.
Il sait bien qu'il a tué un homme à Saint Lazare, qu'il a fait
évader Manon de l'Hôpital et qu'il est témoin dans la mort de Lescaut.
Il doit donc
faire preuve de prudence et se cacher.
Les deux amants sont donc bien des personnages en marge, la société les
considère ainsi en les condamnant à plusieurs reprises et les personnages eux-mêmes
ont conscience de leur statut même s'ils ne remettent pas en cause par ailleurs la
110 légitimité de leurs actes.
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Toutefois il ne faudrait pas simplement considérer Manon et des Grieux
comme des personnages en marge, qui agissent selon la seule morale de leur passion
et sans se préoccuper des règles sociales ou religieuses.
En effet l'abbé Prévost souhaite faire de son récit un « traité de morale »
tout en ne condamnant pas explicitement les deux amants....
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