CYRANO DE BERGERAC DECOUVERTE DES SELENITES
Publié le 07/11/2020
Extrait du document
«
Découverte des Sélénites
Dans L’autre monde ou les états et empires de la lune, le narrateur, qui est aussi le héros,
débarque sur la lune et part à la découverte de cette planète, où il rencontre des créatures
étranges.
Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connaissais
point.
J’avais beau promener mes yeux, et les jeter par la campagne, aucune créature ne
s’offrait pour les consoler.
Enfin, je résolus de marcher, jusques à ce que la Fortune1 me fît
rencontrer la compagnie de quelque bête ou de la mort.
Elle m’exauça car au bout d’un demi-
quart de lieue je rencontrai deux fort grands animaux, dont l’un s’arrêta devant moi, l’autre
s’enfuit légèrement au gîte (au moins, je le pensai ainsi à cause qu’à quelque temps de là, je le
vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cent de même espèce qui m’environnèrent).
Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille, la figure et le visage
comme nous.
Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter à ma nourrice,
des sirènes, des faunes2 et des satyres3 .
De temps en temps ils élevaient des huées si
furieuses, causées sans doute par l’admiration4 de me voir, que je croyais quasi-être devenu
monstre.
Une de ces bêtes-hommes m’ayant saisi par le col, de même que font les loups
quand ils enlèvent une brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville.
Je fus bien
étonné, lorsque je reconnus en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui
ne marchât à quatre pattes.
Quand ce peuple me vit passer, me voyant si petit (car la plupart
d’entre eux ont douze coudées5 de longueur), et mon corps soutenu sur deux pieds seulement,
ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient, entre autres, que, la Nature ayant
donné aux hommes comme aux bêtes deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir
comme eux.
[ ...
] Ils disaient donc – à ce que je me suis fait depuis interpréter –
qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la reine.
[...
] Je fus mené droit au
palais.
[...] Les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avait fait le
peuple quand j’étais passé par les rues.
Leur conclusion néanmoins fut semblable, à savoir
que j’étais sans doute la femelle du petit animal de la reine.
Mon guide me l’interprétait ainsi;
et cependant lui-même n’entendait point6 cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal
de la reine; mais nous en fûmes bientôt éclaircis, car le roi quelque temps après, commanda
qu’on l’amenât.
À une demi-heure de là je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes qui
portaient la fraise et le haut-de-chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il
marchait à deux pieds ; sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un criado de vuestra mercede7
[...].
Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la Vieille Castille, qu’il avait
trouvé moyen avec des oiseaux de se faire porter jusques au monde de la Lune où nous étions
à présent; qu’étant tombé entre les mains de la reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause
qu’ils habillent, par hasard, en ce pays-là, les singes à l’espagnole, et que, l’ayant à son
arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce.
« Il faut
bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en aient point
rencontré de plus ridicule et que c’était pour cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant
ces animaux que pour se donner du plaisir.
– Ce n’est pas connaître, dit-il, la dignité de notre nation, en faveur de qui l’Univers ne
produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne saurait
engendrer que des matières de rire [...].» Notre entretien n’était que la nuit, à cause que dès
six heures du matin jusques au soir la grande foule de monde qui nous venait contempler à
notre loge nous eût détournés ; d’aucuns nous jetaient des pierres, d’autres des noix, d’autres
de l’herbe.
Il n’était bruit que des bêtes du roi8 .
[...] Je ne sais si ce fut pour avoir été plus
attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons ; tant y a que j’appris à entendre leur
langue et à l’écorcher un peu.
Aussitôt les nouvelles coururent par tout le royaume qu’on avait
trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures
que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères,
n’avaient pas les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.
Cette créance9 allait.
»
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