Commentaire de Texte de B.-M. Koltès, Le Retour au désert.
Publié le 08/12/2021
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Introduction
Amorce : Le théâtre est un lieu privilégié de l'affrontement et du conflit. Le théâtre moderne, et notamment le théâtre de l'absurde, a progressivement diminué la place du conflit et de l'action. Mais Koltès, lui, écrit un théâtre de la violence, de la cruauté, met en scène des personnages bien identifiés, des situations enracinées dans la réalité contemporaine.
Présentation du texte : Le Retour au désert repose sur un affrontement familial (qui peut faire penser au drame bourgeois de Diderot). Le cadre géographique est la 879, les circonstances historiques l'après-guerre d'Algérie. Les protagonistes sont Adrien, un ancien colon qui dirige une fabrique, et sa sœur Mathilde ; ils ont des préoccupations matérielles (l'héritage de leur père). Dans cette scène, on assiste à un conflit, en présence de domestiques, entre le frère et la sœur.
Annonce des axes : Il s'agit d'une scène dramatique et spectaculaire, mais qui a aussi une portée. Car la pièce est engagée : chacun des protagonistes représente une attitude face à la vie, à la société.
I. Une scène dramatique, mouvementée et spectaculaire
1. Dramatisation et mise en scène de l'affrontement
Le « système » des personnages repose sur un équilibre - un frère, une sœur, a priori sans supériorité dans la hiérarchie familiale - qui permet de prolonger l'affrontement. Autour d'eux, des personnages secondaires servent de témoins, sorte de chœur antique, modérateurs, commentateurs, qui renvoient l'image du conflit et en marquent la violence.
La théâtralité repose sur les jeux de scène signalés par les didascalies : ce sont essentiellement des mouvements (« entre, retient, entraîne, s'échappent, reviennent » : verbes de mouvement), qui témoignent de la violence de l'affrontement verbal. Les didascalies soulignent l'effet de symétrie entre adjuvants et opposants.
La violence des attitudes des deux protagonistes et du conflit est rendue indirectement par les répliques et les commentaires des comparses (« qu'ils se tapent / ramassera les morceaux »), par le ton et l'attitude mélodramatiques de supplication de la mère (« je t'en supplie »).
2. Une distribution de la parole qui rythme la scène
La distribution de la parole est très étudiée : Koltès travaille la variation dans le rythme pour tenir le spectateur en haleine.
La scène repose sur deux tirades symétriques.
La longue tirade de Mathilde est interrompue par la fausse sortie des protagonistes à mi-scène : cela crée une sorte derebondissement dans l'action et le mouvement.
Puis le rythme s'accélère avec la stichomythie.
La cohésion de l'ensemble est assurée par le mouvement d'amplification autour du mot défier.
Transition : Cependant la pièce n'est pas uniquement action et mouvement. Il s'agit d'un théâtre engagé, social : les deux protagonistes, bien individualisés, incarnent deux visions du monde, deux façons de le percevoir.
II. Adrien : un homme de la tradition
1. Un homme tourné vers le passé
Adrien emploie des mots (l. 10 : « il y a peu de temps encore... ») et des temps verbaux qui renvoient au passé (l. 13, 44).
On perçoit à travers ses répliques l'importance qu'a pour lui la « mémoire » (l. 45 : « en mémoire de lui ») ;
Il a le culte des ancêtres, notamment du père.
2. Un homme plein de préjugés, une pensée unique
Il a une vision sectaire des rapports hommes-femmes : « Tu n'es qu'une femme » marque son mépris ou du moins son sentiment de supériorité.
Ses préjugés se marquent dans ses valeurs : la famille (champ lexical très présent) ; le statut social et économique (son « chiffre d'affaires »).
Il donne la primauté au groupe, dont il prend la défense : il n'utilise pas le je mais le nous, ou le pluriel (« les gens honorables »). Il semble ne pas avoir de pensée autonome ; la scène souligne son conformisme moral et social.
3. La morale de la punition
Son vocabulaire, le plus souvent à teneur morale et négatif, est significatif de son éthique fondée sur la punition : il a recours au champ lexical de la faute [exemples], de la condamnation [exemples] et de l'exclusion [exemples].
4. Violence verbale et veulerie
Sa violence contraste avec sa veulerie, sa lâcheté.
Le ton d'Adrien est celui de la violence : la brutalité des mots (des insultes comme « pauvre folle » ou des termes réalistes comme « cracher ») s'allie au rythme emporté de ses répliques qui reposent parfois sur des anaphores (« à genoux... », « pour qui... ? »).
Sa veulerie est sensible dans son style qui abonde en questions rhétoriques (et non en affirmations), qui recourt au conditionnel modalisateur (irréel du passé : « tu aurais été bannie » et irréel du présent : « on te cracherait ») ; ses formulations sont souvent indirectes, cauteleuses.
III. Mathilde : une hallucinée révoltée, tournée vers l'avenir et l'action
Mathilde est tout l'opposé : le contraste des tempéraments se double d'une opposition sur la conception de la vie.
1. Une imprécatrice
Mathilde apparaît comme une sorte de renouvellement du personnage cornélien de Camille dans Horace de Corneille.
Ses interventions, par leur lyrisme sombre, ressemblent à des imprécations et marquent sa détermination : elles créent un mouvement d'amplification, d'élargissement (« maison, jardin, air, ville, ciel ») qui s'appuie sur des répétitions (anaphore de « et », « et »...).
Certaines évocations sont fantastiques et marquées par un lyrisme halluciné, lorsqu'elle mentionne les éléments (« air », « eau », « terre »...) et les « morts ».
Mais son ton est aussi empreint d'ironie violente et injurieuse dans ses périphrases (« ce qui te sert de femme », l. 21) et ses images méprisantes (« cela est très sale tout seul », l. 50-51).
2. La revendication de sa différence et de son individualité
Mathilde s'affirme avec force à travers la fréquence des marques personnelles de la 1re personne (« je », mais aussi le pronom tonique « moi »).
Elle se présente comme seule contre tout et contre tous (cf. le verbe défier) et oppose souvent le « moi » au « vous » pour marquer sa différence.
Elle exprime son mépris pour la réussite matérielle (« hangar », « bureaux », « stocks », « usine »), symbole d'une adhésion aux valeurs marchandes, à l'organisation traditionnelle de la société, et d'une hiérarchie des valeurs qu'elle conteste.
3. Une femme de certitudes tournée vers l'action...
Elle affirme ses certitudes par son vocabulaire (« je sais »), la modalité de ses phrases, toujours affirmatives, renforcées par des adverbes d'affirmation (« Eh bien oui »).
Elle revendique l'importance des sens et de la force physique et morale, et se présente comme « plus solide [que vous] ».
Elle est tournée vers l'avenir : elle y renvoie par l'emploi du futur, la répétition de l'adverbe « demain » et par la métonymie « enfants dans le ventre de leurs mères » qui symbolise la postérité. Pour elle, le passé ce sont les « morts », la « mémoire » est bonne pour les « ordures ».
Cependant elle reste paradoxalement attachée à une maison, mais c'est en tant que symbole d'enracinement, de solidité matérielle.
4. ... mais avec des zones d'ombre
Mathilde est néanmoins un personnage contrasté, elle a des zones d'ombre : ses fantasmes tournent autour du désert, de la ruine, de la pourriture, des « ordures », de tout ce qui se dégrade. En cela, elle est un personnage un peu inquiétant.
Conclusion
Dans cet affrontement, y a-t-il un gagnant ? un perdant ? Malgré ses contradictions et ses zones d'ombre, Mathilde dégage davantage d'énergie qu'Adrien. Koltès penche sans doute pour elle, parce qu'elle est tournée vers l'avenir.
En tout cas, la scène consacre l'impossibilité de la communication. Le théâtre de Koltès diffère cependant de celui de Beckett qui suggère l'incommunicabilité des êtres à travers un dialogue plat et neutre, absurde : ici, elle, elle est exprimée à travers un conflit verbal qui remet au premier plan l'affrontement comme ressort dramatique.
Introduction
Amorce : Le théâtre est un lieu privilégié de l'affrontement et du conflit. Le théâtre moderne, et notamment le théâtre de l'absurde, a progressivement diminué la place du conflit et de l'action. Mais Koltès, lui, écrit un théâtre de la violence, de la cruauté, met en scène des personnages bien identifiés, des situations enracinées dans la réalité contemporaine.
Présentation du texte : Le Retour au désert repose sur un affrontement familial (qui peut faire penser au drame bourgeois de Diderot). Le cadre géographique est la 879, les circonstances historiques l'après-guerre d'Algérie. Les protagonistes sont Adrien, un ancien colon qui dirige une fabrique, et sa sœur Mathilde ; ils ont des préoccupations matérielles (l'héritage de leur père). Dans cette scène, on assiste à un conflit, en présence de domestiques, entre le frère et la sœur.
Annonce des axes : Il s'agit d'une scène dramatique et spectaculaire, mais qui a aussi une portée. Car la pièce est engagée : chacun des protagonistes représente une attitude face à la vie, à la société.
I. Une scène dramatique, mouvementée et spectaculaire
1. Dramatisation et mise en scène de l'affrontement
Le « système » des personnages repose sur un équilibre - un frère, une sœur, a priori sans supériorité dans la hiérarchie familiale - qui permet de prolonger l'affrontement. Autour d'eux, des personnages secondaires servent de témoins, sorte de chœur antique, modérateurs, commentateurs, qui renvoient l'image du conflit et en marquent la violence.
La théâtralité repose sur les jeux de scène signalés par les didascalies : ce sont essentiellement des mouvements (« entre, retient, entraîne, s'échappent, reviennent » : verbes de mouvement), qui témoignent de la violence de l'affrontement verbal. Les didascalies soulignent l'effet de symétrie entre adjuvants et opposants.
La violence des attitudes des deux protagonistes et du conflit est rendue indirectement par les répliques et les commentaires des comparses (« qu'ils se tapent / ramassera les morceaux »), par le ton et l'attitude mélodramatiques de supplication de la mère (« je t'en supplie »).
2. Une distribution de la parole qui rythme la scène
La distribution de la parole est très étudiée : Koltès travaille la variation dans le rythme pour tenir le spectateur en haleine.
La scène repose sur deux tirades symétriques.
La longue tirade de Mathilde est interrompue par la fausse sortie des protagonistes à mi-scène : cela crée une sorte derebondissement dans l'action et le mouvement.
Puis le rythme s'accélère avec la stichomythie.
La cohésion de l'ensemble est assurée par le mouvement d'amplification autour du mot défier.
Transition : Cependant la pièce n'est pas uniquement action et mouvement. Il s'agit d'un théâtre engagé, social : les deux protagonistes, bien individualisés, incarnent deux visions du monde, deux façons de le percevoir.
II. Adrien : un homme de la tradition
1. Un homme tourné vers le passé
Adrien emploie des mots (l. 10 : « il y a peu de temps encore... ») et des temps verbaux qui renvoient au passé (l. 13, 44).
On perçoit à travers ses répliques l'importance qu'a pour lui la « mémoire » (l. 45 : « en mémoire de lui ») ;
Il a le culte des ancêtres, notamment du père.
2. Un homme plein de préjugés, une pensée unique
Il a une vision sectaire des rapports hommes-femmes : « Tu n'es qu'une femme » marque son mépris ou du moins son sentiment de supériorité.
Ses préjugés se marquent dans ses valeurs : la famille (champ lexical très présent) ; le statut social et économique (son « chiffre d'affaires »).
Il donne la primauté au groupe, dont il prend la défense : il n'utilise pas le je mais le nous, ou le pluriel (« les gens honorables »). Il semble ne pas avoir de pensée autonome ; la scène souligne son conformisme moral et social.
3. La morale de la punition
Son vocabulaire, le plus souvent à teneur morale et négatif, est significatif de son éthique fondée sur la punition : il a recours au champ lexical de la faute [exemples], de la condamnation [exemples] et de l'exclusion [exemples].
4. Violence verbale et veulerie
Sa violence contraste avec sa veulerie, sa lâcheté.
Le ton d'Adrien est celui de la violence : la brutalité des mots (des insultes comme « pauvre folle » ou des termes réalistes comme « cracher ») s'allie au rythme emporté de ses répliques qui reposent parfois sur des anaphores (« à genoux... », « pour qui... ? »).
Sa veulerie est sensible dans son style qui abonde en questions rhétoriques (et non en affirmations), qui recourt au conditionnel modalisateur (irréel du passé : « tu aurais été bannie » et irréel du présent : « on te cracherait ») ; ses formulations sont souvent indirectes, cauteleuses.
III. Mathilde : une hallucinée révoltée, tournée vers l'avenir et l'action
Mathilde est tout l'opposé : le contraste des tempéraments se double d'une opposition sur la conception de la vie.
1. Une imprécatrice
Mathilde apparaît comme une sorte de renouvellement du personnage cornélien de Camille dans Horace de Corneille.
Ses interventions, par leur lyrisme sombre, ressemblent à des imprécations et marquent sa détermination : elles créent un mouvement d'amplification, d'élargissement (« maison, jardin, air, ville, ciel ») qui s'appuie sur des répétitions (anaphore de « et », « et »...).
Certaines évocations sont fantastiques et marquées par un lyrisme halluciné, lorsqu'elle mentionne les éléments (« air », « eau », « terre »...) et les « morts ».
Mais son ton est aussi empreint d'ironie violente et injurieuse dans ses périphrases (« ce qui te sert de femme », l. 21) et ses images méprisantes (« cela est très sale tout seul », l. 50-51).
2. La revendication de sa différence et de son individualité
Mathilde s'affirme avec force à travers la fréquence des marques personnelles de la 1re personne (« je », mais aussi le pronom tonique « moi »).
Elle se présente comme seule contre tout et contre tous (cf. le verbe défier) et oppose souvent le « moi » au « vous » pour marquer sa différence.
Elle exprime son mépris pour la réussite matérielle (« hangar », « bureaux », « stocks », « usine »), symbole d'une adhésion aux valeurs marchandes, à l'organisation traditionnelle de la société, et d'une hiérarchie des valeurs qu'elle conteste.
3. Une femme de certitudes tournée vers l'action...
Elle affirme ses certitudes par son vocabulaire (« je sais »), la modalité de ses phrases, toujours affirmatives, renforcées par des adverbes d'affirmation (« Eh bien oui »).
Elle revendique l'importance des sens et de la force physique et morale, et se présente comme « plus solide [que vous] ».
Elle est tournée vers l'avenir : elle y renvoie par l'emploi du futur, la répétition de l'adverbe « demain » et par la métonymie « enfants dans le ventre de leurs mères » qui symbolise la postérité. Pour elle, le passé ce sont les « morts », la « mémoire » est bonne pour les « ordures ».
Cependant elle reste paradoxalement attachée à une maison, mais c'est en tant que symbole d'enracinement, de solidité matérielle.
4. ... mais avec des zones d'ombre
Mathilde est néanmoins un personnage contrasté, elle a des zones d'ombre : ses fantasmes tournent autour du désert, de la ruine, de la pourriture, des « ordures », de tout ce qui se dégrade. En cela, elle est un personnage un peu inquiétant.
Conclusion
Dans cet affrontement, y a-t-il un gagnant ? un perdant ? Malgré ses contradictions et ses zones d'ombre, Mathilde dégage davantage d'énergie qu'Adrien. Koltès penche sans doute pour elle, parce qu'elle est tournée vers l'avenir.
En tout cas, la scène consacre l'impossibilité de la communication. Le théâtre de Koltès diffère cependant de celui de Beckett qui suggère l'incommunicabilité des êtres à travers un dialogue plat et neutre, absurde : ici, elle, elle est exprimée à travers un conflit verbal qui remet au premier plan l'affrontement comme ressort dramatique.
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