Comme la fête et tous les autres rites, la tragédie grecque n'est d'abord qu'une représentation de la crise sacrificielle et de la violence fondatrice.René Girard
Publié le 16/05/2020
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Comme la fête et tous les autres rites, la tragédie grecque n'est d'abord qu'une représentation de la crisesacrificielle et de la violence fondatrice.René Girard
Cette affirmation figure dans La Violence et le Sacré (chapitre 6, « Du désir mimétique au double monstrueux »), ouvrage publié en 1972 (Grasset) par René Girard.
Né en 1923 à Avignon, René Girard enseigne aux Etats-Unis, àl'université; il a publié des ouvrages très remarqués (sur Proust, Dostoïevski, Shakespeare et dans des domaines quiconcernent l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie et l'histoire des religions).
Dans La Violence et le Sacré, René Girard se livre à une démonstration impressionnante visant à établir que la violence est à l'origine de toutes les institutions humaines (mythes, rites, religion, civilisation, société) : cetteconfrontation permanente de l'homme à la violence, dont Girard nous expose la théorie, permet d'unifier le champ detoutes les sciences de l'homme.
C'est dire l'ambition totalitaire de cet auteur.
Si les hommes avaient cédé, sans réagir, à leur propre violence, ils se seraient détruits; la violence ne devientfondatrice d'un ordre humain que dans la mesure où elle est canalisée puis évacuée par les rites, dont l'aboutissement est le sacrifice (humain, animal, symbolique, selon l'époque et la culture considérées) : le sacrifice permet de concentrer sur un individu ou un animal toute la violence à l'oeuvre dans le groupe.
Quant à la victime,une fois accomplie la fonction (toujours méconnue mais active) qui lui est dévolue — l'expulsion de la violence —,elle devient sacrée puisqu'on lui attribue le pouvoir, en quelque sorte magique, de ramener la paix dans unecommunauté auparavant exposée à l'anéantissement.
La fête fonctionne également comme un rite : elle prépare au sacrifice à moins que, perdant la mémoire de la crise sacrificielle originelle, elle ne tourne mal ou ne se banalise.
Latragédie grecque, au même titre que la fête et que tous les rites, commémore la crise violente des origines (donc fondatrice) et organise le sacrifice qui vient résoudre la crise.
Selon Girard, la tragédie grecque témoigne d'uneévolution de caractère historique qui l'éloigne de ses origines religieuses et rituelles; il n'en demeure pas moins que,prenant la place du sacrifice quand celui-ci disparaît, elle conserve son caractère sacrificiel :
«Comme la fête et tous les autres rites, la tragédie grecque n'est d'abord qu'une représentation de lacrise sacrificielle et de la violence fondatrice.
Le port du masque dans le théâtre grec n'exige doncaucune explication particulière; il ne se distingue absolument pas des autres usages.
Le masque disparaîtquand les monstres redeviennent des hommes, quand la tragédie oublie complètement ses originesrituelles, ce qui ne veut pas dire, assurément, qu'elle ait cessé de jouer un rôle sacrificiel au sens large duterme.
Elle s'est au contraire substituée complètement au rite.
»
Avant d'en venir à la tragédie grecque, en particulier, il est indispensable de mettre en lumière le mécanisme de lavictime sacrifiée, désignée encore comme victime émissaire (« émissaire » vient du grec et signifie ici : « qui détourne »...
d'un danger, d'un fléau; de même, le bouc émissaire était, chez les anciens Hébreux, le bouc chargé des péchés de la communauté, que l'on abandonnait au désert).
Pour Girard, c'est le sacrifice qui détourne leshommes de la violence destructrice.
Quand la violence menace une société primitive, celle-ci ne peut se protéger,comme dans nos sociétés modernes, en recourant à une instance judiciaire qui lui fait totalement défaut.
Commentmaîtriser un processus qui, par contagion (les représailles, dans la vendetta plus moderne, en sont une illustrationrévélatrice), risque de détruire l'ensemble de ses membres? La solution originelle qui a été découverte consiste àdétourner la violence sur une victime incapable d'alimenter de nouveau le déchaînement de la violence et donccorrespondant à certains critères qu'analyse Girard.
Le mécanisme implique, de la part de ceux qui le déclenchent (en définitive, la communauté tout entière), une totaleméconnaissance : on accuse de tous les maux une victime, plutôt que de se reconnaître comme responsable de sapropre violence.
Girard relève d'innombrables exemples empruntés aux sociétés primitives, à l'Ancien Testament, aux mythes grecs,qui attestent la valeur thérapeutique ou salvatrice de ce mécanisme.
Technique efficace de l'apaisement social (ou,au théâtre, cathartique, c'est-à-dire opérant la purification des passions, comme le voulait Aristote), le sacrifice initial, devenu fondateur, peut fonctionner en dehors des périodes de crise.
Son caractère préventif permet, dès lors, d'éviter le retour incontrôlable de la crise sacrificielle.
Il suffit dereprésenter le sacrifice, suivant une cérémonie, un rite qui, comme tout rite, commémore l'événement premier etfondateur sans lequel la communauté n'aurait pu subsister.
Toutes les sociétés connaissent également ce phénomène qu'est la fête, remarquable par la transgression desinterdits qui s'y donne carrière et qui, dans certains cas, donne lieu à une inversion des valeurs et des hiérarchiesfamiliales et sociales.
Précisément, les différences qui cautionnent les distinctions familiales (entre le père, la mère, les enfants, les membres de la communauté sociale) se trouvent temporairement abolies; une complète réciprocité — qui, dansd'autres circonstances, mènerait à un affrontement généralisé — donne au rite de la fête son caractère deréjouissance : la commémoration est, ici, joyeuse, car les participants anticipent sur la fin favorable de la crisereprésentée :
« La fête repose sur une interprétation du jeu de la violence qui suppose la continuité entre la crise sacrificielleet sa résolution.
Inséparable, désormais, de son dénouement favorable, la crise elle-même devient matière de.
»
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