Céline, Voyage au bout de la nuit. Sous le pont, l'eau était devenue toute lourde. Commentaire
Publié le 19/12/2021
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Céline, Voyage au bout de la nuit
Sous le pont, l'eau était devenue toute lourde.
J'avais plus du tout envie d'avancer.
Aux
boulevards, j'ai bu un café crème et j'ai ouvert ce bouquin qu'elle m'avait vendu.
En
l'ouvrant, je suis tombé sur une page d'une lettre qu'il écrivait à sa femme le Montaigne,
justement pour l'occasion d'un fils à eux qui venait de mourir.
Ca m'intéressait
immédiatement ce passage, probablement à cause des rapports que je faisais tout de suite
avec Bébert.
Ah! Qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse.
T'en fais
pas va, ma chère femme ! Il faut bien te consoler !...
Ca s'arrangera !...
Tout s'arrange
dans la vie...
Et puis d'ailleurs, qu'il lui disait encore, j'ai justement retrouvé hier dans des
vieux papiers d'un ami à moi une certaine lettre que Plutarque envoyait lui aussi à sa
femme, dans des circonstances tout à fait pareilles aux nôtres...
Et que je l'ai trouvée si
joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l'envoie sa lettre !...
C'est une
belle lettre ! D'ailleurs je ne veux pas t'en priver plus longtemps, tu m'en diras des
nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin!...
Ma chère épouse ! Je te l'envoie la belle
lettre ! Elle est un peu la comme celle de Plutarque !...
On peut le dire ! Elle a pas fini de
t'intéresser!...
Ah ! non ! Prenez- en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien !
Montrez-la aux amis.
Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain
qu'elle va vous remettre d'aplomb !...
Vostre bon mari.
Michel.
Voilà que je me dis moi, ce
qu'on peut appeler du beau travail.
Sa femme devait être fière d'avoir un bon mari qui s'en
fasse pas comme son Michel.
Enfin, c'était leur affaire à ces gens.
On se trompe peut-être
toujours quand il s'agit de juger le coeur des autres.
Peut-être qu'ils avaient vraiment du
chagrin ? Du chagrin de l'époque ? Mais pour ce qui concernait Bébert, ça me faisait une
sacrée journée.
Je n'avais pas de veine avec lui Bébert, mort ou vif.
Il me semblait qu'il
n'y avait rien pour lui sur terre, même dans Montaigne.
C'est peut-être pour tout le monde
la même chose d'ailleurs, dès qu'on insiste un peu, c'est le vide.
Y avait pas à dire, j'étais
parti de Rancy depuis le matin, fallait y retourner, et j'avais rien rapporté.
J'avais rien
absolument à lui offrir, ni à la tante non plus.
Contexte et éléments pour l’introduction
Voyage au bout de la nuit est un roman publié par Céline en 1932, dans lequel le narrateur,
Bardamu, traverse plusieurs expériences – la première Guerre mondiale, la colonisation en
Afrique, le système tayloriste et capitaliste à New York – avant de revenir en banlieue
parisienne, à Rancy, où il s’établit comme médecin.
Cette errance est rapportée par lui
avec amertume et violence, d’une manière brute et immédiate : l’ensemble du roman se
caractérise par un recours permanent à une langue orale, souvent argotique, qui épouse
les mouvements de la réflexion amère de Bardamu, et par une exploration des thèmes du
dégoût, de la désillusion, de l’absurdité et de la violence de la vie.
Le passage à commenter se situe dans la dernière partie du roman : Bardamu, revenu de
ses voyages, s’est installé comme médecin et s’est pris d’amitié pour un petit garçon,
Bébert, qui va mourir de maladie sans que Bardamu ne puisse l’aider.
L’épisode de la mort
de Bébert constitue donc un ultime exemple, pour Bardamu, de la cruauté absurde de la
vie.
Dans notre texte, on peut assister à une tentative – vouée à l’échec – d’attribution
d’un sens à la mort de Bébert par la lecture d’un extrait des Essais de Montaigne.
Ainsi, le
passage par la lecture – presque par hasard, d’ailleurs – d’une page de philosophie
essayant d’offrir une consolation de la mort, dans la tradition stoïcienne notamment, ne
fait qu’aboutir à un retour au nihilisme et au sentiment de l’absurde qui caractérise.
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