C.E. 2 nov. 1973, SOCIÉTÉ ANONYME « LIBRAIRIE FRANÇOIS MASPERO », Rec. 611
Publié le 01/10/2022
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«
RECOURS POUR EXCÈS DE POUVOIR
POUVOIRS DU JUGE
CONTRÔLE RESTREINT
ERREUR MANIFESTE D'APPRÉCIATION
C.E.
2 nov.
1973,
SOCIÉTÉ ANONYME « LIBRAIRIE FRANÇOIS MASPERO »,
Rec.
611
(J.
C.
P.
1974.II.17642, concl.
Braibant, note Drago;
D.
1974.432, note Pellet; Gaz.
Pal.
1974.100, note Pacteau;
A.
J.
1973.577, chr.
Franc et Boyon)
En ce qui concerne le décret du 6 mai 1939 : Cons.
que le décret du
6 mai 1939 modifiant l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la
presse, pris en application de la loi du 19 mars 1939 qui a accordé des
pouvoirs spéciaux au gouvernement, n'a pas fait l'objet d'une ratifica
tion législative; que ni la modification ultérieure par voie législative
d'autres dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ni la référence faite à
celle-ci par l'article 7 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications
destinées à la jeunesse n'ont conféré de valeur législative au décret du
6 mai 1939, dont la légalité peut ainsi être discutée devant le juge
administratif;
Cons.
que la loi du 19 mars 1939 a accordé des pouvoirs spéciaux au
gouvernement et autorisé celui-ci à prendre par décret, jusqu'au
30 novembre 1939, les mesures nécessaires à la défense du pays; que
l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881, modifié par le décret du 6 mai
1939, a donné au ministre de l'intérieur le pouvoir d'interdire, par voie
de décision individuelle, la circulation; la distribution ou la mise en
vente de journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés soit en langue
étrangère, soit en langue française, s'ils sont de provenance étrangère :
qu'en définissant ainsi les attributions du ministre de l'intérieur, le
décret du 6 mai 1939 n'a pas subdélégué illégalement au ministre de
l'intérieur les pouvoirs conférés au gouvernement par la loi précitée;
Sur la légalité de l'arrêté attaqué: Cons.
que l'édition française de la
revue Tricontinental, à l'égard de laquelle a été prise la mesure
attaquée, porte le même titre que la revue éditée à Cuba et se donnant
comme « l'organe théorique du secrétariat exécutif de « l'organisation
de solidarité des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine»; que
les deux publications ont une présentation semblable; que la quasi-tota
lité des articles parus dans l'édition française sont la traduction de
textes publiés dans la revue Tricontinental éditée à Cuba, dont la
diffusion a été interdite en France; que l'éditeur français a d'ailleurs
expressément déclaré, dans le n° 1 de l'édition française, que celle-ci
reproduisait les textes les plus importants, intégraux et sans modifica
tion, de l'édition cubaine interdite; que la revue dont il s'agit se
présente tantôt comme l'édition française de cette publication étrangère,
tantôt comme l'édition française des textes et articles contenus dans
cette publication; que, dans ces conditions, et bien qu'il ne soit pas
contesté que la Société éditrice sqit française, la rev-ue Tricontinental
éditée en France doit être regardée comme étant de provenance étran
gère au sens de l'article 11 modifié de la loi du 29 juillet 1881;
· Cons.
qu'il résulte des pièces du dossier que l'arrêté du 17 janvier
1969, par lequel le ministre de l'intérieur a interdit la circulation, la
distribution et la mise en vente de cette revue, n'est pas fondé sur des
faits matériellement inexacts : que, dès lors qu'elle n'est pas entachée
d'erreur manifeste, l'appréciation à laquelle s'est livrée le ministre de
l'intérieur du danger que la revue présentait pour l'ordre public ne peut ,
pas être discutée devant la juridiction administrative;
Cons.
enfin que le détournement de pouvoir allégué n'est pas établi :
...
(Rejet).
OBSERVATIONS
Les publications étrangères ont toujours été soumises à un
contrôle plus sévère que les publications nationales.
La loi du 29 juillet 1881, en posant le principe de la liberté
de la presse, marque cependant une différence entre la presse
française, entièrement libre, et la presse étrangère pour laquelle
on supprime l'autorisation préalable, mais qui peut, toutefois,
être interdite.
Le contrôle se base sur la désignation du lieu de
publication : sont « étrangers» les « journaux ou écrits périodi
ques publiés à l'étranger».
Par la suite, le champ dù contrôle
s'élargit : au critère du lieu de publication s'ajoute le critère de
la langue, la lo'i du 22 juillet 1895 visant les' périodiques
« publiés en France en langue étrangère».
Le décret du 6 mai
1939, procédant à une nouvelle extension, dispose que « la
circulation, la.
distribution ou la mise en vente en France des
journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue
étrangère, peut être interdite par décision du ministre de l'inté
rieur».
La même interdiction peut s'appliquer aux « journaux
et écrits de provenance étrangère rédigés en langue française,
imprirtlés à l'étranger ou en France».
La société « Librairie François Maspero» avait assuré la
diffusion en France des éditions française et espagnole de la
revue « Tricontinental» publiée en plusieurs langues par le
secrétariat exécutif de l'organisation de solidarité des pays
d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, dont le siège se trouvait
à la Havane.
Le ministre de l'intérieur ayant interdit cette
diffusion par un arrêté du 23 novembre 1968, la société saisit
d'un recours en annulation le tribunal administratif de Paris,
qui rejeta la demande par un jugement du 2 juillet 1969
(Rec.
646) non frappé d'appel.
En avril 1968, la société Maspero lance une édition française
de la revue « Tricontinental» qui reproduit, ainsi que le précise
l�éditeur dans un avertissement, les « textes les plus importants
- intégraux et sans aucune modification - de l'édition
cubaine interdite en France ».
Cette nouvelle édition fait égale
ment l'objet d'une mesure d'interdiction prise par arrêté du
ministre de l'intérieur en date du 27 janvier 1969.
Après l'avoir
déféré au tribunal administratif de Paris, qui confirme la
décision du ministre de l'intérieur par un jugement du 25 jan
vier 1971, la société Maspero fait appel devant le Conseil
d'État.
Le Conseil d'État avait à examiner deux questions : la
légalité du décret du 6 mai 1939 modifiant l'article 14 de la loi
du 29 juillet 1881 et, essentiellement, la légalité de son applica
tion en l'espèce, c'est-à-dire, la légalité de la décision du
ministre de l'intérieur.
· 1.
- Le décret du 6 mai 1939, modifiant et complétant la loi
sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, a été pris sur le
fondement de la loi du 19 mars 1939 autorisant le gouverne
ment à prendre jusqu'au 30 novembre 1939 les mesures néces
saires à « la défense du pays ».
La ratification législative qui
devait, aux termes de la loi, intervenir avant le 31 décembre
1939, n'a jamais eu lieu et la légalité du décret pouvait ainsi
être contestée.
Le Conseil d'État avait maintes fois admis la notion de
validation implicite à condition qu'elle résulte clairement de la
volonté du parlement, lorsqu'une loi modifie une disposition
réglementaire (C.E.
Ass.
5 janv.
1945, Bos et Cresp, Rec.
5) ou
lorsque l'intention du législateur se manifeste dans certaines
dispositions de la loi ou dans certains travaux préparatoires
(C.E.
28 mars 1947, Fédération des syndicats agricoles d'exploi
tants de Seine-et-Marne, Rec.
156).
De même, la validation de
l'ensemble des dispositions •d'un texte réglementaire peut
découler de ce qu'une loi a plOdifié certaines d'entre elles (C.E.
' 25 janv.
1957, Société « Etablissements Charlionais & Cie»,
Rec.
54; R.
D.
P.
1957.1057, note Waline; - Cons.
Const.
17 févr.
1972, A.
J.
1972.638, note Toulemonde) ou même de ce
qu'elle en étend le champ d'application (C.E.
18 mai 1973,
Syndicat national des ingénieurs techniciens agréés, Rec.
357;
A.
J.
1973.483, note Moderne).
En revanche, le Conseil d'État a toujours considéré qu'une
validation ne pouvait être reconnue lorsque la loi n'a pas
d'effet rétroactif (C.E.
10 févr.
1967, Jacquier, Rec.
67;
R.
D.
P.
1967.969, note Waline) ou lôrsque elle s'en tient•à de
simples allusions à des références de dispositions réglementaires
(C.E.
Ass.
28 mai 1971, Barrat et autres, Rec.
387; A.
J.
1971.400, chr.
Labetoulle et Cabanes; A.
J.
1971.488, note
Fournier).
Bien qu'il eût été amené à appliquer le décret du 6 mai 1939
I
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LES GRANDS ARRÊTS ADMINISTRATIFS
à lJ.laintes reprises (entre autres C.E.
19 févr.
1958, Société
« Les éditions de la Terre de Feu », Rec.' 114; - 17 déc.
1958,
Ministre de l'intérieur c.
Girodias et société Olympia Press,
Rec.
968; S.
1959.69 et D.
1959.175, concl.
Braibant), c'était la
première fois que le Conseil d'État avait à juger de sa validité
par le biais d'une exception d'illégalité.
En l'espèce, conformément à sa jurisprudence antérieure (voir par exemple C.
E.
4 déc.
1964, Ministre de l'industrie c.
syndicat de défe,nse des
intérêts des quartiers des Arciveaux et autres, Rec.
614), il a
considéré que n:i la modification ultérieure par voie législative
d'autres dispositions de la loi du 29 juillet 1881, ni la référence
faite à celles-ci par l'article 7 de la loi du 16 juillet 1949 sur les
publications destinées à la jeunesse n'ont conféré de valeur
législative à ce décret qui conserve, en conséquence, le caractère
d'acte administratif.
Sur la question de la légalité du texte, l'arrêt Librairie
François Maspero apporte cependant une précision en matière
de éiélégation de pouvoirs.
Le Conseil d'Etat, qui considérait
jusqu'ici que les lois d'habilitation n'autorisent pas le gouvernement à prendre par décrets simples ou par arrêtés des mesures
qui doivent, lors de leur réalisation, dérôger à des dispositions
législatives ou contenues dans des règlements d'administration
publique (C.E.
27 déc.
!938, Amicale des anciens combattants
des chemins de fer de l'Etat, Rec.
983; D.
P.
1939.3.57, concl.
Roujou, note Rolland; S.
1939.3.33, note Laroque), admet ici
qu'en définissant les attributions du ministre de l'intérieur, le
décret du 6 mai 1939 ne lui a pas ,subdélégué illégalement les
pouvoirs spéciaux conférés au gouvernement par la loi du
19 mars 1939 dès lors qu'il s'agit de prendre, par voie de
décision individuelle, certaines mesures d'interdiction dont il
délimitait le champ d;application et définissait l'objet.
IL - La question concernant la légalité de l'arrêté du
mip.istre de l'intérieur est beaucoup plus délicate.
Le Conseil
d'Etat fut amené à se prononcer successivement sur la notion
« d'écrits de provenance étrangère» et sur ce qui fait l'intérêt
essentiel de l'arrêt Librairie François Maspero, l'étendue du
contrôle du j'uge de l'excès de pouvoir.
A.
- Le décret du 6 mai 1939 étend aux ouvrages non
périodiques les dispositions applicables aux publications de
provenance étrangère prévues à l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée.
Mais la notion de provenance étrangère était
restée assez vague : ainsi pouvaient être interdits tous les
journaux et écrits périodiques rédigés en langue étrangère sans
qu'il y ait à distinguer si l'écrit est ou non de provenance
étrangère (C.E.
25 avr.
1956, Sociéfé « Revu.e des partisans de
la ,paix», Rec.
721).
Le Conseil d'Etat apporte une précision
lorsqu'il juge qu'un ouvrage rédigé en langue française par un
1
I
l
l
\
i
\
-
� .
..., .
- - -
.
-,
- -- --
auteur français et imprimé à l'étranger n'est pas de « prove
nance étrangère» si « son élaboration et sa publication » n'ont
pas été « permises ou facilitées par des concours étrangers»
(C.E.
4 juin, 1954, Barbier, Rec.
345).
A l'inverse, il qualifie
d'écrit de provenance étrangère « la traduction en langue fran
çaise du livre d'un auteur étranger» (C.E.
19 févr.
1958,
Société des éditions de la Terre de Feu, précité) ainsi qu'un
ouvrage écrit en langue française par un réfugié étranger
demeurant en France et imprimé à l'étranger (C.
E.
18 juill.
1973, Monus, Rec.
527).
Avec l'arrêt Librairie' François Maspero le Conseil d'État
définit pour la première fois la notion de provenance étrangère
dans le cas des écrits de caractère périodique et lui donne une
acception très large.
En l'espèce, il s'agit d'une édition impri
mée sur le territoire français, publiée par un éditeur de nationa
lité françàise, reproduisant en français la majeure partie des
articles publiés dans une édition étrangère.
Le Conseil d'État,
reprenant les arguments utilisés par le Tribunal administratif de
Paris (T.
A.....
»
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