C. E. 28 juin 1918, HEYRIES, Rec. 651
Publié le 20/09/2022
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«
POUVOIRS DE GUERRE
ET CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES
C.
E.
28 juin 1918, HEYRIES, Rec.
651
(S.
1922.3.49, note Hauriou)
Cons.
que, pour demander l'annulation pour excès' de pouvoir, de la
décision, en date du 22 oct.
1916, qui l'a révoqué de son emploi de
dessinateur de deuxième classe du génie, le sieur Heyriès soutient,
d'une part, qu'il avait droit à la communication des pièces de son
dossier, en vertu de l'art.
65 de la loi du 22 avr.
1905, dont l'applica
tion n'a pu être suspendue par le décret du 10 sept.
1914; d'autre part,
que, en tout cas, les formalités prévues au décret du 16 sept.
1914 n'ont
pas été observées;
Sur le premier point : Cons.
que, par l'art.
3 de la loi constitutionnelle
du 25 févr.
1875, le président de la République est placé à la tête de
l'administration française et chargé d'assurer l'exécution des lois; qu'il lui
incombe, dès lors, de veiller à ce qu'à toute époque, les services publics
institués par les lois et règlements soient en état de fonctionner, et à ce
que les difficultés résultant de la guerre n'en paralysent pas la marche;
qu'il lui appartenait, à la date du 10 sept.
1914, à laquelle est intervenu
le décret dont la légalité est contestée, d'apprécier que la communica
tion, prescrite par l'art.
65 de la loi du 22 avr.
1905, à tout fonction
naire, .de son dossier préalablement à toute sanction disciplinaire était,
pendant la période des hostilités, de nature à empêcher dans un grand
nombre de cas l'action disciplinaire de s'exercer et à entraver le
fonctionnement des diverses administrationi; nécessaires à la vie natio
nale; qu'à raison des conditions dans lesquelles s'exerçaient, en fait, à
cette époque, les pouvoirs publics, il avait la mission d'édicter lui-même
les mesures indispensables pour l'exécution des services publics placés
sous son autorité;
'Cons.
qu'en décidant, par le décret pris à la date sus-indiquée, que
l'application de l'art.
65 serait suspendue provisoirement pendant la
durée de la guerre, avec faculté pour les intéressés de se pourvoir, après
la cessation des hostilités, en révision des décisions qui auraient été
ainsi prises à leur égard, le président de la République n'a fait qu'user
légèrement des pouvoirs qu'il tient de l'art.
3 de la loi constitutionnelle
du 25 févr.
1875, et qu'ainsi la décision du ministre de la guerre,
rendue conformément aux dispositions dudit décret, n'est pas entachée
d'excès de pouvoir;
Sur le deuxième point : Cons.
qu'il résulte de l'instruction que la
décision attaquée a été rendue sur le vu d'un rapport du chef du génie
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LES GRANDS ARRÊTS ADMINISTRATIFS
de Nice, et à la suite d'un interrogatoire auquel a été soumis le• sieur
Heyriès et au cours duquel il lui était loisible de provoquer tout
éclaircissement sur les griefs relevés contre lui et de .
produire ses'
explications et ses moyens de défense; qu'ainsi, il a été satisfait aux
prescriptions du décret du 16 sept.
1914;...
(Rejet).
OBSERVATIONS
1.
- Le gouvernement avait dû prendre, pendant les premières semaines de la guerre, un certain nombre de décrets qui
excédaient ses pouvoirs, normaux.
La loi du 30 mars 1915
valida, après coup, un grand nombre de ces décrets, mais elle
omit de valider le décret du 10 sept.
1914, qui avait suspendu
l'application aux fonctionnaires civils de l'art.
65 de la loi du
22 avr.
1905 ordonnant la communication aux agents publics
de leur dossiér avant toute mesure disciplinaire.
Le sieur
Heyriès ayant été ainsi révoqué, sans avoir reçu préalablement
communication de son dossier, il mit en cause, à propos de
l'application qui lui en était faite, la légalité du décret du
10 sept.
1914.
La suspension par décret d'un texte de loi constitue une
t illégalité flagrante, et cependant le Conseil d'État a rejeté la
f requête.
Il s'est fondé sur l'idée que le principe de la éontinuité
'à des services publics c01µportait des exigences exceptionnelles en
temps de guerre, justifiant une extension exceptionnelle des
1pouvoirs du gouvernement et de l'administration.
Les commentat~urs de la décision ont été frappés par le fait
que le Conseil d'Etat avait invoqué l'art.
3 de la loi constitutionnelle du 25 févr.
1875 : « Le président de la République
promulgue les lois; il en surveille et en assure l'exécution; il
dispose de la force armée; il nomme à tous les emplois civils et
militaires.
» Ce texte constitue la base constitutionnelle du
, principe de la continuité des services publics.
Mais il n'aurait
\ pu suffire à justifier la solution : c"est dans les conditions dans
;i, lesquelles s'exercenr en fait les pouvoirs publics pendant la
Î période des hostilités que se trouve cette justification.
La jurisprudence antérieure à la guerre de 1914-1918 faisait déjà une
large place à la notion d'urgence et subordonnait l'usage des
pouvoirs de police par l'autorité civile àux circonstances, en
particulier à la nature et à la gravité des troubles à prévenir.
1 elle manifestation extérieure du culte qui, en des circonstances
normales, n'aurait pu être interdite, pouvait l'être légalement en
des- circonstances exceptionnelles de temps et de lieu (C.E.
19 févr.
1909, Abbé Olivier*).
L'urgence pouvait justifier l'exécution d'office (T.
C.
2 déc.
1902, Société immobilière de SaintJust *).
Le commissaire du gouvernement Helbronner avait
- déclaré, dans ses conclusions sur l'affaire Syndicat national des
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28 JUIN 1918, HEYRIÈS
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chemins de fer de France et des colonies (18 juill.
1913, Rec.
'875, concl.
Helbronner; R.
D.
P.
1913.506, concl.
Helbronner,
note Jèze): « Dans les sociétés organisées au-dessus des intérêts
individuels les plus respectables, au-dessus des intérêts collectifs
les plus sérieux, il y a l'intérêt général, le droit supérieur pour
une nation d'assurer son existence, et de défendre son indépendance et sa sécurité», et il avait demandé à la Haute assemblée
de juger qu'en présence d'une grève générale des agents des
chemins de fer, le gouvernement avait le droit et le devoir
d'assurer la continuité du service des transports par tous les
moyens légaux dont il pouvait disposer, et, notamment, de
convoquer ces agents pour une période militaire de vingt et un
jours.
·
L'état de guerre a permis de pousser plus loin les conséquen- 1-.
ces de ces principes : le gouvernement peut alors assurer la , ·
continuité du service même par un moyen qui serait illégal à ,
tout autre époque.
Ainsi est reconnue, de la manière la plus i !
éclatante, non seulement l'existence d'une légalité spéciale aux
temps de crise, mais encore sa prééminence sur la légalité tout , '
court.
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D'autres décisions se fondèrent, à l'époque, en fait ou en principe, sur la même théorie (cf.
Dames Dol et, Laurent*,
28 févr.
1919, et nos observations).
Le Conseil d'Etat devait
faire de multiples applications de la jurisprudence Heyriès
pendant la · seconde guerre mondiale et la période qui l'a
immédiatement suivie.
L'ensemble de ces précédents constitue
une véritable doctrine des pouvoirs de crise.
II.
- Les circonstances exceptionnelles, dont le Conseil
d'État apprécie souverainement l'existence, modifient les règles
normales de compétence, de forme et d'objet des actes administratifs, mais ne sauraient avoir pour effet de valider un acte
inutile ou un acte qui ne serait pas conforme au - but dans
lequel les pouvoirs exceptionnels sont reconnus.
1° Les règles de compéten~e : ,
a) Les règles de compétence sont assouplies au sein de
l'administration : il faut agir vite, et le fonctionnaire qui est en
situation d'agir doit le faire si l'intérêt supérieur de l'Etat
l'exige.
Ainsi, en temps de guerre, une autorité administrative
peut-elle déléguer ses pouvoirs en l'absence de toute disposition
législative ou de tout décret autorisant de telles délégations
- (C.E.
ter août 1919, Société des établissements Saupiquet, Rec.
713, concl.
Riboulet; - 26 juin 1946, Viguier, Rec.
179).
b) L'administration peut faire des actes relevant normalement du domaine de la loi : par circulaire du 27 août 1944, le
commissaire à la guerre du gouvernement provisoire de la
République française a pu régulièrement placer en position de
disponibilité tous les officiers de carrière n~appartenant pas aux
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142
LES GRANDS ARRÊTS ADMINISTRATIFS
forces armées du gouvernement provisoire, bien que seule la loi
puisse, en principe, çréer une position nouvelle pour - les
officiers : le Conseil d'Etat a relevé le fait que le gouvernement
n'avait pu se réunir et qu'il avait été impossible de légiférer par
voie d'ordonnance : il a d'ailleurs ajouté qu'une telle mesure
devait cesser de recevoir application du jour où une autorité
législative pourrait exercer son pouvoir (16 avr.
1948, Laugier,
Rec.
161; S.
1948.3.36, concl.
Letourneur).
c) Encore plus audacieuse est la jurisprudence du « fonctionnaire de fait», d'après laquelle, en des circonstances exceptionnelles, des personnes ou des organismes sans compétence administrative peuvent exercer, dans l'intérêt général, les pouvoirs
de l'administration, et même du législateur : tel ce « comité
local d'administration municipale de Fécamp» qui, en.
juin
1940, a rouvert les maisons de commerce abandonnées par
leurs propriétaires, désigné des gérants, institué des taxes sur les
ventes : « ...
en raison de l'impossibilité de réunir le conseil
municipal et de recueillir l'approbation du préfet, il appartenait
au maire, chef de la commune, de prendre les mesures exigées
par cette situation; que, dans ces circonstances, et dès lors
qu'aucune des ressources municipales prévues par la législation
en vigueur ne permettait de faire face aux besoins extraordinaires nés des événements, le maire de Fécamp a pu légalement
prescrire la perception temporaire d'une taxe sur les recettes
effectuées dans les magasins des commerçants et industriels de
la ville» (C.E.
7 janv.
1944, Lecocq, Rec.
5; R.
P.
D.
1944.331,
concl.
Léonard, note Jèze; J.
C.
P.
1944.Il.2663, note Charlier).
Encore, en l'espèce, était-ce le maire qui avait pris l'initiative
de ces mesures extraordinaires.
Il arriva qu'elles fussent prescri,tes par de simples particuliers; ainsi se forma, en mai 1940, à
St-Valéry-sur-Somme, après le départ de la municipalité, un
« Comité des intérêts valériens » qui assura l;administration de
la ville et le ravitaillement de la population; il réquisitionna les
denrées stockées chez les commerçants et les vendit : « Cons.
que ces actes n'étaient pas étrangers à la compétence légale des
autorités municipales; que, dans la mesure où les circonstances
exceptionnelles nées de l'invasion leur conféraient un caractère
de nécessité et d'urgence, ils devaient, bien qu'émanant de
l'autorité de fait, substituée auxdites autorités, être regardés
,comme administratifs» (C.E.
5 mars 1948, Marion, Rec.
113;
D.
1949.147 et la note).
2° Les règles de forme :
L'administration peut se dispenser, en temps de crise, de
respecter les formes dont doit être normalement entouré l'acte
administratif, même si ces formes donnent une garantie essentielle aux agents publics ou aux administrés.
Dans l'arrêt Heyriès, le Conseil d'État a admis la légalité de
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28
JUIN
1918,
HEYRIÈS
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la suspension de l'art.
65 de la loi du 22 avr.
1905 relatif à la
communication du dossier, qui constituait à l'époque l'une des
garanties fondamentales des agents publics, et dans l'arrêt
Courrent (16 mai· 1941, Rec.
89), il a admis que « les pirconstances exceptionnelles existant le 23 juill.....
»
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Liens utiles
- C. E. 24 juin 1960, SOCIÉTÉ FRAMPAR ET SOCIÉTÉ FRANCE ÉDITIONS ET PUBLICATIONS, Rec. 412, concl. Heumann
- C. E. 3 juin 1938, SOCIÉTÉ « LA CARTONNERIE ET IMPRIMERIE SAINT-CHARLES » Rec. 521, concl. Dayras
- C. E. 26 juill. 1918, ÉPOUX LEMONNIER, Rec. 761, concl. Blum
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