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Bourdieu, Pierre - Ce que parler veut dire

Publié le 18/04/2021

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Le champ littéraire et la lutte pour l'autorité linguistique Ainsi, par l'intermédiaire de la structure du champ linguistique comme système de rapports de force proprement linguistiques fondés sur la distribution inégale du capital linguistique (ou, si l'on préfère, des chances d'incorporer les ressources linguistiques objectivées), la structure de l'espace des styles expressifs reproduit dans son ordre la structure des écarts qui séparent objectivement les conditions d'existence. Pour comprendre complètement la structure de ce champ, et en particulier l'existence, au sein du champ de production linguistique, d'un souschamp de production restreinte qui doit ses propriétés fondamentales au fait que les producteurs y produisent prioritairement pour d'autres producteurs, il faut distinguer entre le capital nécessaire à la simple production d'un parler ordinaire plus ou moins légitime et le capital d'instruments d'expression (supposant l'appropriation des ressources déposées à l'état objectivé dans les bibliothèques, les livres, et en particulier les « classiques », les grammaires, les dictionnaires) qui est nécessaire à la production d'un discours écrit digne d'être publié, c'est-àdire officialisé. Cette production d'instruments de production tels que les figures de mots et de pensée, les genres, les manières ou les styles légitimes, et, plus généralement, tous les discours voués à « faire autorité » et à être cités en exemple du « bon usage » confère à celui qui l'exerce un pouvoir sur la langue et par là sur les simples utilisateurs de la langue et aussi sur leur capital. La langue légitime n'enferme pas plus en elle-même le pouvoir d'assurer sa propre perpétuation dans le temps qu'elle ne détient le pouvoir de définir son extension dans l'espace. Seule cette sorte de création continuée qui s'opère dans les luttes incessantes entre les différentes autorités qui se trouvent engagées, au sein du champ de production spécialisé, dans la concurrence pour le monopole de l'imposition du mode d'expression légitime, peut assurer la permanence de la langue légitime et de sa valeur, c'est-à-dire de la reconnaissance qui lui est accordée. C'est une des propriétés génériques des champs que la lutte pour l'enjeu spécifique y dissimule la collusion objective à propos des principes du jeu ; et, plus précisément, qu'elle tend continûment à produire et à reproduire le jeu et les enjeux en reproduisant, et d'abord chez ceux qui s'y trouvent directement engagés, mais pas chez eux seulement, l'adhésion pratique à la valeur du jeu et des enjeux qui définit la reconnaissance de la légitîmité. Qu'adviendrait-il en effet de la vie littéraire si l'on en venait à disputer non de ce que vaut le style de tel ou tel auteur, mais de ce que valent les disputes sur le style ? C'en est fini d'un jeu lorsqu'on commence à se demander si le jeu en vaut la chandelle. Les luttes qui opposent les écrivains sur l'art d'écrire légitime contribuent, par leur existence même, à produire et la langue légitime, définie par la distance qui la sépare de la langue « commune », et la croyance dans sa légitimité. Ce dont il s'agit, ce n'est pas du pouvoir symbolique que les écrivains, les grammairiens ou les pédagogues peuvent exercer sur la langue à titre individuel et qui est sans doute beaucoup plus restreint que celui qu'ils peuvent exercer sur la culture (par exemple en imposant une nouvelle définition de la littérature légitime, propre à transformer la « situation de marché »). C'est de la contribution qu'ils apportent, en dehors de toute recherche intentionnelle de la distinction, à la production, à la consécration et à l'imposition d'une langue distincte et distinctive. Dans le travail collectif qui s'accomplit au travers des luttes pour l'arbitrium et jus et norma loquendi dont parlait Horace, les écrivains, auteurs plus ou moins autorisés, doivent compter avec les grammairiens, détenteurs du monopole de la consécration et de la canonisation des écrivains et des écritures légitimes, qui contribuent à la construction de la langue légitime en sélectionnant, parmi les produits offerts, ceux qui leur paraissent mériter d'être consacrés et incorporés à la compétence légitime par l'inculcation scolaire, et en leur faisant subir, à cette fin, un travail de normalisation et de codification propre à les rendre consciemment maîtrisables et, par là, aisément reproductibles. Quant aux grammairiens, qui peuvent trouver des alliés parmi les écrivains d'établissement et les académies, et qui s'attribuent le pouvoir d'ériger des normes et de les imposer, ils tendent à consacrer et à codifier, en le « raisonnant » et en le rationalisant, un usage particulier de la langue ; ils contribuent ainsi à déterminer la valeur que les produits linguistiques des différents utilisateurs de la langue peuvent recevoir sur les différents marchés – et en particulier sur les plus directement soumis à leur contrôle direct ou indirect, comme le marché scolaire –, en délimitant l'univers des prononciations, des mots ou des tours acceptables, et en fixant une langue censurée et épurée de tous les usages populaires et en particulier des plus récents d'entre eux. Les variations corrélatives des différentes configurations du rapport de force entre les autorités qui s'affrontent continûment dans le champ de production littéraire en se réclamant de principes de légitimation très différents, ne peuvent dissimuler les invariants structuraux qui, dans les situations historiques les plus diverses, imposent aux protagonistes de recourir aux mêmes stratégies, et aux mêmes arguments, pour affirmer et légitimer leur prétention à légiférer sur la langue et pour condamner celle de leurs concurrents. Ainsi, contre le « bel usage » des mondains et contre la prétention des écrivains à détenir la science infuse du bon usage, les grammairiens invoquent toujours l'usage raisonné, c'est-à-dire le « sens de la langue » que confère la connaissance des principes de « raison » et de « goût » qui sont constitutifs de la grammaire. Quant aux écrivains, dont les prétentions s'affirment surtout avec le romantisme, ils invoquent le génie contre la règle, faisant profession d'ignorer les rappels à l'ordre de ceux que Hugo appelle avec hauteur les « grammatistes27 ». La dépossession objective des classes dominées peut n'être jamais voulue comme telle par aucun des acteurs engagés dans les luttes littéraires (et l'on sait qu'il y a toujours eu des écrivains pour prôner la langue des « crocheteurs du Port au Foin », « mettre un bonnet rouge au dictionnaire » ou mimer les parlers populaires). Il reste qu'elle n'est pas sans rapport avec l'existence d'un corps de professionnels objectivement investis du monopole de l'usage légitime de la langue légitime qui produisent pour leur propre usage une langue spéciale, prédisposée à remplir par suxcroît une fonction sociale de distinction dans les rapports entre les classes et dans les luttes qui les opposent sur le terrain de la langue. Elle n'est pas sans rapport non plus avec l'existence d'une institution comme le système d'enseignement qui, mandaté pour sanctionner, au nom de la grammaire, les produits hérétiques et pour inculquer la norme explicite qui contrecarre les effets des lois d'évolution, contribue fortement à constituer comme tels les usages dominés de la langue en consacrant l'usage dominant comme seul légitime, par le seul fait de l'inculquer. Mais ce serait manquer l'essentiel, évidemment, que de rapporter directement l'activité des écrivains ou des professeurs à l'effet auquel elle contribue objectivement, à savoir la dévaluation de la langue commune qui résulte de l'existence même d'une langue littéraire : ceux qui sont engagés dans le champ littéraire ne contribuent à la domination symbolique que parce que les effets que leur position dans le champ et les intérêts qui y sont attachés les amènent à rechercher dissimulent toujours, pour eux-mêmes et pour les autres, les effets externes qui surgissent, par surcroît, et de cette méconnaissance même. Les propriétés qui caractérisent l'excellence linguistique tiennent en deux mots, distinction et correction. Le travail qui s'accomplit dans le champ littéraire produit les apparences d'une langue originale en procédant à un ensemble de dérivations qui ont pour principe un écart par rapport aux usages les plus fréquents, c'est-à-dire « communs », « ordinaires », « vulgaires ». La valeur naît toujours de l'écart, électif ou non, par rapport à l'usage le plus répandu, « lieux communs », « sentiments ordinaires », tournures « triviales », expressions « vulgaires », style « facile28 », Des usages de la langue comme des styles de vie, il n'est de définition que relationnelle : le langage « recherché », « choisi », « noble », « relevé », « châtié », « soutenu », « distingué », enferme une référence négative (les mots même pour le désigner le disent) au langage « commun », « courant », « ordinaire », « parlé », « familier » ou, audelà, « populaire », « cru », « grossier », « relâché », « libre », « trivial », « vulgaire » (sans parler de l'innommable, « charabia » ou «jargon », « petit-nègre » ou « sabir »). Les oppositions selon lesquelles s'engendre cette série et qui, étant empruntées à la langue légitime, s'organisent du point de vue des dominants, peuvent se ramener à deux : l'opposition entre « distingué » et vulgaire » (ou « rare » et « commun ») et l'opposition entre « tendu » (ou « soutenu ») et « relâché » (ou « libre ») qui représente sans doute la spécification dans l'ordre de la langue de l'opposition précédente, d'application très générale. Comme si le principe de la hiérarchisation des parlers de classe n'était autre chose que le degré de contrôle qu'ils manifestent et l'intensité de la correction qu'ils supposent. Et, de ce fait, la langue légitime est une langue semi-artificielle qui doit être soutenue par un travail permanent de correction qui incombe à la fois à des institutions spécialement aménagées à cette fin et aux locuteurs singuliers. Par l'intermédiaire de ses grammairiens, qui fixent et codifient l'usage légitime, et de ses maîtres qui l'imposent et l'inculquent par d'innombrables actions de correction, le système scolaire tend, en cette matière comme ailleurs, à produire le besoin de ses propres services et de ses propres produits, travail et instruments de correction29 . La langue légitime doit sa constance (relative) dans le temps (comme dans l'espace) au fait qu'elle est continûment protégée par un travail prolongé d'inculcation contre l'inclination à l'économie d'effort et de tension qui porte par exemple à la simplification analogique (vous faisez et vous disez pour vous faites et vous dites). Plus, l'expression correcte, c'est-àdire corrigée, doit l'essentiel de ses propriétés sociales au fait qu'elle ne peut être produite que par des locuteurs possédant la maîtrise pratique de règles savantes, explicitement constituées par un travail de codification et expressément inculquées par un travail pédagogique. En effet, le paradoxe de toute pédagogie institutionnalisée réside dans le fait qu'elle vise à instituer comme schèmes fonctionnant à l'état pratique des règles que le travail des grammairiens dégage de la pratique des professionnels de l'expression écrite (du passé) par un travail d'explicitation et de codification rétrospectives. Le « bon usage » est le produit d'une compétence qui est une grammaire incorporée : le mot de grammaire étant pris sciemment (et non tacitement, comme chez les linguistes) dans son vrai sens de système de règles savantes, dégagées ex post du discours effectué et instituées en normes impératives du discours à effectuer. Il s'ensuit qu'on ne peut rendre raison complètement des propriétés et des effets sociaux de la langue légitime qu'à condition de prendre en compte non seulement les conditions sociales de production de la langue littéraire et de sa grammaire mais aussi les conditions sociales d'imposition et d'inculcation de ce code savant comme principe de production et d'évaluation de la parole30

« I. L 'É C O NOM IE D ES É C H ANGES LIN GUIS T IQ UES La sociologie ne peut échapper à toutes les formes de dominati on que la linguistique et ses concept s exercent encore aujourd'hui sur les sciences sociales qu'à condition de porter au jour les opérations de construction d'objet par lesquelles cette science s'est fondé e, et les conditions sociales de la production et de la circulation de ses concepts fondamentaux.

Si le modèle linguistique s'est aussi facilement transporté sur le terrain de l'ethnologie et de la sociologie, c'est qu'on accordait à la linguistique l'essentiel, c'est-à-dire la philosophie intellectualiste qui fait du langa ge un objet d'intellection plutôt qu'un instrument d'action et de pouvoir .

Accepter le modèle saussurien et ses présupposés, c'est traiter le monde social comme un univers d'échanges sPEROLTXHV et réduire l'action à un acte de communica tion qui, comme la parole saussurienne, est destiné à être déchif fré au moHQ d'un chiffre ou d'un code, langue ou culture 1. Pour rompre avec cette philosophie sociale, il s'agit de montrer que s'il est légitime de traiter les rapports sociaux – et les rapports de domination eux-mêmes – comme des interactions sPEROLTXHV c'est-à-dire comme des rapports de communication impliquant la connaissance et la reconnaissance, on doit se garder d'oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir sPEROLTXH où s'actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs.

Bref, il faut dépasser. »

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