Boule de suif (1880)Guy de MaupassantPendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient traversé laville.
Publié le 23/05/2020
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Boule de suif (1880)
Guy de Maupassant
Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient traversé la
ville.
Ce n'était point de la troupe, mais des hordes débandées.
Les hommes avaient la
barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle,
sans drapeau, sans régiment.
Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une
pensée ou d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue
sitôt qu'ils s'arrêtaient.
On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers
tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante
et prompts à l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d'eux,
quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une grande bataille ; des
artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d'un
dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.
Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : “ les Vengeurs de la défaite —
les Citoyens de la tombe — les Partageurs de la mort ” — passaient à leur tour, avec des
airs de bandits.
Leurs chefs, anciens commerçants en drap ou en graines, ex-marchands de suif ou de
savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de
leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle et de galons, parlaient d'une voix
retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France
agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres
soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.
Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.
La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes
dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat
quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers.
Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu. Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance. Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient. »
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